Spiritualités, Caroline Lachowsky.
Jacques CLOAREC : On n’atteint jamais la sagesse, on n’atteint jamais la connaissance. On cherche à s’en approcher.
Caroline LACHOWSKY : C’est le cheminement, le labyrinthe de toute une vie en quête de sagesse, de connaissance et de transmission que nous allons découvrir aujourd’hui dans les Spiritualités consacrées cette semaine à Alain Daniélou, l’un des plus grands penseurs français de l’hindouisme, mort en 1994 et dont l’œuvre est aujourd’hui traduite et rééditée dans le monde entier, en Inde, comme en Europe et aux Etats-Unis.
Il faut dire qu’Alain Daniélou a fait de sa vie un pont entre l’Orient et l’Occident, l’Inde et la France. C’est lui qui a fait découvrir aux occidentaux la musique traditionnelle de l’Inde, lui encore qui a traduit du sanskrit les grands textes sacrés de l’Inde védique, et lui enfin, qui dans ses nombreux ouvrages, sur le yoga, le polythéisme hindou, l’érotisme divinisé, nous a fait approcher la profondeur de la cosmologie et de la mystique hindou.
Rien ne prédestinait pourtant cet artiste, danseur et musicien, issu d’une grande famille catholique française à devenir le gardien et le passeur de la tradition hindouiste si ce n’est son goût pour les voyages qui l’amena dans les années 30 jusqu’au Bengale dans l’école de musique du poète Rabindranath Tagore, puis sur les rives du Gange à Bénarès où il décida de s’installer, fasciné par la musique indienne qu’il étudia auprès d’un maître, mais aussi par cette société traditionnelle dans laquelle il s’immergea à tous les sens du terme, adoptant leur langue, l’hindi et le sanskrit, leur mode de vie et même leur religion et leur philosophie.
Initié à l’hindouisme shivaïte par un grand maître traditionnel de Bénarès, Alain Daniélou avait reçu le nom de Shiva Sharan, le protégé de Shiva. Mis à part un collier rituel de rudraksha et un lingam, un phallus d'argent autour du cou, il restait cependant très discret sur les signes extérieurs de l’hindouisme. Penseur solitaire, très critique sur l’Occident qui selon lui avait perdu sa propre tradition. Si l’on redécouvre aujourd’hui en Inde, comme en Occident l’œuvre immense d’Alain Daniélou, ce n’est certainement pas par hasard. Et c’est aussi un peu grâce à vous, Jacques Cloarec, vous êtes notre invité dans les Spiritualités, vous étiez son ami. Comment vous définiriez Alain Daniélou, sa mission, transmettre, faire le lien le pont entre l’Orient et l’Occident, la tradition et le monde moderne ?
Jacques CLOAREC : Je fais toujours référence justement à ce qu’il me disait lui-même, c’est qu’il est effectivement un passeur mais qu’il n’a jamais voulu lier les deux cultures, c’est-à-dire qu’il est resté toujours ou dans l’une ou dans l’autre sans jamais vouloir les mélanger. Pour lui aussi, sur les questions musicales qui l’intéressaient beaucoup, le mélange était une chose contre laquelle il était extrêmement opposé, y compris aussi dans ses théories sur les castes et sur les groupes humains, les entités culturelles pour qu’elles restent homogènes et justement que l’apport d’éléments avec l’extérieur peut se faire, mais le mélange à trop grande échelle détruit à ce moment-là.
Donc, je pense que dans sa vue des cultures indiennes et occidentales qu’il avait, il ne cherchait pas à les lier, mais simplement à expliquer l’une dans l’autre. Et ainsi par exemple, au piano, il pouvait très bien jouer du Schubert sur son piano ou jouer un raga de musique indienne sur sa vina, mais il n’a pas fait l’inverse du Schubert sur sa vina et un raga sur le piano, ce qui n’est pas possible d’ailleurs.
Caroline LACHOWSKY : Et c’est aussi ce qu’il était lui-même, profondément occidental en le sachant et en même temps en étant parti étudier en Inde le sanskrit, la musique et en étant devenu aussi profondément hindou.
Jacques CLOAREC : Oui, il y a justement un projet de séminaire qui ferait le parallèle entre le Tagore qui est d’une société traditionnelle.
Caroline LACHOWSKY : Le poète Rabindranath Tagore.
Jacques CLOAREC : Le poète Rabindranath Tagore, oui, qui est d’une société traditionnelle a lancé un message universaliste, était ami de Tolstoï et Daniélou, tout au contraire, qui a fait son introduction en Inde grâce à Tagore, c’est Tagore qu’il a été le premier à le recevoir et à le nommer directeur de son école de musique au Bengale, Daniélou, c’est le contraire, venant d’une société occidentale extrêmement internationale, un certain temps, il avait fait des études en Amérique aussi, tout d’un coup, arrive en Inde et réintègre un milieu complètement traditionnel et orthodoxe.
Alain DANIÉLOU : L’hindouisme n’est pas une religion dans le sens où nous l’entendons. C’est une attitude devant la vie et une forme de pensée qui est beaucoup plus philosophique que ce que nous appelons religion.
Caroline LACHOWSKY : Mais à votre avis, Jacques Cloarec, qu’est-ce qui a touché à ce point Daniélou ? Comment est-ce qu’il avait envie de nous faire passer cette spiritualité hindoue ? Il a été jusqu’à prendre un nom indien, il s’appelait le protégé de Shiva, Shiva Sharan. Qu’est-ce qui l’a touché à ce point en Inde, dans l’hindouisme, dans cette spiritualité, dans cette tradition ?
Jacques CLOAREC : Je crois que c’est un petit peu ce qu’il m’a fait partager et qui m’a aussi impressionné, c’est que toutes les questions, je n’ai pas eu d’éducation religieuse du tout. Etant à côté de lui pendant 32 ans, j’ai trouvé dans le système hindou de réflexion qu’on ne peut pas appeler une religion. C’est une philosophie de la vie, les réponses d’un énorme bon sens à toutes les questions qui se posent, y compris actuellement dans notre société occidentale qui va très mal.
Les Indiens ont pensé à tout cela mais il y a des millénaires puisque certains textes sont de 4 000 ans, et ils l’ont analysé, étudié et réétudié puisqu’on ne part jamais d’une idée nouvelle en Inde. On reprend un texte, on le commente. Le Kâma Sûtra est un exemple. Il y a un premier commentaire du XIème siècle, il y a un deuxième commentaire moderne. Daniélou en fait un nouveau à l’occidental. Je veux dire, c’est le principe indien.
Et ils ont trouvé des réponses à des problèmes qui sont vraiment de bon sens, pour moi et pour lui aussi, je crois. Il dit d’ailleurs dans une interview, qu’il est toujours prêt à tout remettre en question sauf ce que l’hindouisme shivaïte lui a appris parce qu’il trouve qu’aucune forme de pensée n’est allée aussi loin aussi précisément et aussi clairement dans l’analyse du monde et du divin.
Caroline LACHOWSKY : Au cœur de l’hindouisme, sur les traces d’Alain Daniélou aujourd’hui dans les Spiritualités, avec notre invité Jacques Cloarec, nous tentons de comprendre pourquoi, comment cette tradition spirituelle millénaire de l’Inde a pu aller si profondément avec une telle intelligence dans la compréhension du divin et des structures du monde, ce qui précisément a toujours fasciné et Daniélou et tous ceux qui, comme lui, ont vécu cette aventure intérieure indienne.
Jacques CLOAREC : Ce chercheur italien qui est allé en Inde et qui est revenu voir Daniélou après et qui lui disait : « Je suis parti en Inde parce que je pensais étudier les formes d’une société archaïque et je me suis aperçu que j’étais dans le laboratoire du futur bien plus avancé qu’il ne l’était en Occident », parce que l’Inde a, depuis des millénaires, essayé de gérer le problème de la cohabitation de peuples, de religions, de races totalement différentes, et donc d’essayer de faire qu’ils puissent vivre en bonne harmonie. Cela a été un principe constant d’essayer de trouver des systèmes à tel point que quelqu’un comme le Dalaï-Lama qui pouvait s’installer un peu partout, il s’est installé en Inde. Les communautés restent autonomes, gardent leur culture et on leur trouve aussi un travail parce qu’il faut qu’à chaque groupe, il ait la possibilité de vivre, de gagner d’argent, sinon ce n’est pas possible.
Je vous donne là une réponse que les Indiens ont déjà étudiée et c’est en ce sens que je pense que le message de Daniélou est maintenant très important parce qu’il a écrit ses livres un petit peu trop tôt, et maintenant, l’Occident se trouve avec les mouvements de population.
Moi, j’habite en Italie et c’est épouvantable. Je veux dire, les bateaux couverts de pauvres gens qui débarquent tous les jours avec des Chinois, des Pakistanais, des Kurdes, tous mélangés, tous dans des états épouvantables, ces pauvres gens qui nous arrivent et qu’il faut bien mettre quelque part, je veux dire, dans une société, en même temps, qui est en train de se scléroser chez nous.
Nous sommes là en face de problèmes que les Indiens ont depuis des siècles et des siècles, et je pense que les livres de Daniélou doivent apporter sur ce plan des réponses à beaucoup de questions que nous nous posons.
Alain DANIÉLOU : Au fond, je crois que toute religion, fondamentalement, si c’est une religion, est polythéiste, parce que dès qu’on va étudier n’importe quel aspect du monde, on arrive au bout à une sorte d’inconnaissable que l’on personnifie comme une divinité. Et l’idée de réduire tous ces aspects du monde mystérieux de l’inconnaissable en un personnage unique est une chose, un phénomène très curieux et très tardif, et qui fait qu’alors, on remplace une perception du divin dans la nature, dans les choses, dans les arbres, dans les astres par tout d’un coup un personnage avec une barbe que l’on déclare être le maître d’opération mais qui est un anthropomorphisme.
Et là, je crois que partout, le monothéisme représente une simplification et probablement une terrible décadence au point de vue de la pensée et de la philosophie. D’ailleurs, il suffit de regarder en Occident, ce qu’il y a de plus important au point de vue de la pensée, c’est des vrais chrétiens malgré tout, que cela soit Platon ou Aristote, Pythagore, etc. Ce n’étaient pas des monothéistes.
Caroline LACHOWSKY : Parce que si Daniélou était critique, c’était lui beaucoup plus par rapport à l’Occident. Que par rapport à l’hindou, il était très critique de l’Occident, notre manière de vivre, de penser.
Jacques CLOAREC : Mais c’est-à-dire qu’il était surtout, ce qui est assez amusant dans une famille de vicomte de Madame Daniélou et un cardinal, c’est tout à fait étonnant, sa violence à l’égard de monothéisme. Il considérait le bouddhisme l’une des premières formes qui entrainait d’ailleurs une expansion coloniale des Indiens à travers cette religion, pour passer ensuite aux autres religions monothéistes et pour finir par le communisme qu’il considérait totalement une religion athée, mais une religion issue des judéo-chrétiens.
Donc, il est très agressif en me disant d’ailleurs que je ne serais jamais autant que les monothéistes l’ont été à l’égard des hindous. Ce qui continue parce qu’il y a d’abord une grande méconnaissance en Occident du monde hindou terrible. Il y a très peu de gens qui comprennent et qui savent ce qui se passe en Inde.
J’étais dans un grand temple au fin fond du Karnataka à la Shringeri où il y a des Shankaracharyas et je vois arriver tout d’un coup un couple de musulmans, la femme complètement voilée, ce qui est rare en Inde. Elle a été complètement voilée de noir, le voile sur la figure. Ils entrent dans la cour du temple, vont au vestiaire, elle enlève ses chaussures, elle enlève son voile et elle va faire sa puja au temple hindou.
Caroline LACHOWSKY : Une offrande.
Jacques CLOAREC : Oui, et pas un hindou, pas une seule personne avait idée ni de l’arrêter, ni même de s’intéresser à elle ou de penser que ce n’était pas normal qu’un musulman entre dans un temple hindou. Et cela, je crois qu’en Occident, on n’a pas du tout le sens de cette réalité. Les ¾ des problèmes, c’est le problème de la pauvreté, ce n’est pas des problèmes de lutte de religion en Inde.
Alain DANIÉLOU : Ce serait quelque chose d’intermédiaire entre une croyance et une connaissance. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Et comme on dit dans la philosophie hindoue : « Croire, c’est le contraire de savoir ». C’est quand on sait, on n’a pas besoin de croire et quand on croit, on n’a pas besoin de savoir.
Et ce qu’on appelle l’idéologie est une chose assez vague qui tient compte un petit peu de certaines données et qui est peut-être de ce fait encore plus dangereuse parce qu’une idéologie, ce n’est pas une réalité et quand on veut changer le monde au nom d’une idéologie, on ne sait absolument pas où on va et on arrive toujours à des catastrophes.
Caroline LACHOWSKY : Alain Daniélou, l’artiste occidental, la philosophe hindou dans les Spiritualités aujourd’hui sur RFI, avec notre invité Jacques Cloarec.
Jacques Cloarec, à votre avis, qu’est-ce que Daniélou a trouvé profondément dans l’hindouisme ? Qu’est-ce que les hindous ont su préserver et que nous avons perdu en Occident ? Le sens de la tradition, du sacré, de l’interdépendance entre toute chose ?
Jacques CLOAREC : Je crois que tout simplement, ils n’ont jamais eu de cassure complète et que c’est la seule grande civilisation au monde qui se continue sans destruction complète. Je crois que nos sociétés, le monde grec a complètement disparu, le monde égyptien a complètement disparu, le monde romain a complètement disparu, et on recommence sur des bases totalement nouvelles. Mais je crois que l’avantage de l’Inde, c’est que c’est une civilisation qui a su se maintenir homogène depuis la nuit des temps, et donc, de se perfectionner en permanence.
Alors, vous me direz « maintenant le système des castes est assez mal foutu », c’est vrai, mais parce qu’il a été critiqué depuis 6 ou 700 ans et c’est en permanence des critiques contre ce système et un essai de le détruire au lieu de le laisser évoluer par lui-même de façon qu’il s’adapte aux conditions actuelles.
Alain DANIÉLOU : Si l’on croit que cette attitude qui consiste à replacer l’homme dans la nature, à faire de l’homme une partie du monde, pas indépendant, que l’homme est un animal parmi les autres, il est un des ornements de la création, mais comme ce sont aussi les oiseaux ou les forêts, etc., et si on envisage la création dans son ensemble et l’homme comme partie de cette création, on a envers toutes les choses une attitude tout à fait différente de celle qui fait de l’homme un espèce de patron dont vous voyez par un personnage qu’on appelle Dieu et qui a le droit de tout détruire, de tout s’approprier, d’éliminer les espèces, de détruire les forêts, etc.
Je crois malgré tout qu’au fond, dans le cœur de beaucoup d’hommes et particulièrement dans notre temps, on sent qu’il faut revenir à une autre attitude.
Caroline LACHOWSKY : Pour en revenir à Alain Daniélou, Jacques Cloarec, vous qui l’avez connu, côtoyé, qu’est-ce que vous avez l’impression qu’il a retiré à l’intérieur de cette expérience de l’Inde vécue vraiment de l’intérieur ? Est-ce que vous avez l’impression qu’il est devenu un sage ? Il était aussi un peu mystique, je crois. Est-ce qu’il a lui-même à votre avis, évolué, changé ? Comment ?
Jacques CLOAREC : Je crois que sa formation indienne, il le disait que toute sa formation finalement était hindou et qu’elle l’a changé profondément. Mais d’un autre côté, je crois qu’au moment de sa mort, il y a un ami qui m’a écrit et qui m’a dit que sa plus grande réussite, c’était sa vie. Grâce à sa découverte de l’Inde, il a quand même réussi sa vie.
Caroline LACHOWSKY : Mais il a réussi à vivre à être ce qu’il était.
Jacques CLOAREC : Oui, à être ce qu’il était, ce qui est la grande définition des Indiens.
Caroline LACHOWSKY : Je vous remercie beaucoup Jacques Cloarec.
Pour terminer, dernière question : comment, à votre avis, lui-même se définissait ou définirait ? Passeur, transmetteur, penseur ?
Jacques CLOAREC : Je crois que « passeur » lui aurait plu. Je crois que passeur lui convenait, témoin. Je crois qu’il se définissait souvent comme un témoin de l’orthodoxie hindou et donc, le désir de rendre ce témoignage accessible aux gens qui désiraient s’en inspirer.
Alain DANIÉLOU : Pour les hindous, l’homme est un témoin. Une création n’existe pas s’il n’y a pas des espèces de gens pour la regarder. Or, les dieux ont besoin d’avoir des témoins. Donc, ils ont inventé ces espèces de petites entités, ces espèces de petites télévisions, disons, que sont les hommes et qui voient le monde sous un de certains aspects et lui donnent une apparente réalité.
Et ils ont un rôle de même que toutes les autres espèces. Ce n’est pas un rôle particulier à l’homme. Quel rôle de plus voulez-vous qu’ils aient ? Parce que les hommes, une fois qu’ils auront profité de la vie, qu’ils auront admiré les fleurs, il fallait bien que quelqu’un respire leur parfum, il fallait que quelqu’un voit voler les oiseux, il fallait que quelqu’un sente l’âme des forêts pour que toutes ces choses existent. Et une fois qu’il a accompli ce rôle, il disparaît. L’homme, il est remplacé par d’autres témoins qui jouent les mêmes rôles. C’est un rôle merveilleux très, très amusant. Nous sommes en quelque sorte des délégués, des dieux délégués.
Caroline LACHOWSKY : La fantaisie des dieux et l’aventure humaine, extrait du CD Rom consacré à Alain Daniélou, « Le labyrinthe d’une vie entre Orient et Occident ».
Pour en savoir plus sur l’actualité d’Alain Daniélou, la réédition de tous ses ouvrages en français et dans le monde entier, vous devez vous connecter sur le site que Jacques Cloarec lui a consacré, alaindanielou.org.