Transcription
Présentateur : Reflète assez bien le sentiment modal dont nous parle Alain Daniélou.
<MUSIQUE>
Alain DANIÉLOU : Si vous voyez l’utilisation par exemple de certains instruments : par exemple, vous avez des instruments qui ne donnent que certains harmoniques, pourquoi est-ce que dans les choses guerrières, on utilise les trompettes qui, justement, sont très caractéristiques de certains rapports de nombres et vont pour tout le monde quelle que soit votre origine ou autre chose ? Tout de même, une trompette, cela a quelque chose de martial, cela a quelque chose d’entraînant, etc., que vous n’aurez pas dans des instruments qui dont les sonorités de base sont tout à fait différentes. Alors, c’est là qu’on peut essayer et c’est cela qui est intéressant d’établir certains rapports entre l’action psychologique des sons et certains facteurs numériques.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : J’ai toujours pensé que, enfin longtemps j’ai pensé, que la musique Indienne était justement, surtout sa fascination pour un occidental, était ce temps itéré qui parait infini. On m’a appris ensuite qu’en fait, non, il y avait une forme malgré tout, que ce n’était pas une improvisation où on se laissait porter. Alors, cette pensée de la forme d’un morceau, est-ce qu’elle existe ?
Alain DANIÉLOU : C’est-à-dire, il y a des règles de développement, c'est-à-dire à ce moment-là, vous avez comme dans une sonate, vous avez un allegro, et puis un lento, et puis un adagio, et puis un presto, etc., vous avez aussi cela, des sortes de règles de compositions qui guident le musicien pour une certaine forme de développement dans le mode.
Sylvain ALZIAL : Qui sont basés sur quoi ? Sur un changement de mode ou de couleur ou…
Alain DANIÉLOU : Non, jamais de changement de mode.
Sylvain ALZIAL : Mais de rythme alors ?
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est de rythme, de style. Il y a des parties qui sont très vivantes et il y en a d’autres très lentes et il y en a celle où vous présentez les intervalles avec presque à travers le silence et puis, d’autre chose au contraire qui sont des gavottes ou je ne sais pas quoi, les petites choses amusantes.
Sylvain ALZIAL : Donc, il y a une sorte de répertoire, de contraste dans lequel on puise malgré tout.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, oui. Et puis alors, il y a cette chose. Dans la musique vocale aussi, il y a toute une partie qui est un poème chanté où alors, là aussi, on va jouer beaucoup sur le sens des mots par rapport aux formes musicales.
Sylvain ALZIAL : Est-ce que ces rapports numériques d’intervalle dont vous parliez se retrouvent dans le rythme ? Est-ce que vous pensez qu’il y a des sortes de constantes dans les musiques, des proportions heureuses et qui seraient universelles ?
Alain DANIÉLOU : De toute façon, dès qu’on parle de rythme, je crois que dans aucune musique, il y a quelque chose de comparable à la rythmique indienne. C’est aussi extraordinairement élaboré, raffiné, subtil. Là aussi, cela a été profondément travaillé pendant des siècles et des millénaires, c’est une forme très évoluée de rythmique.
<MUSIQUE>
Présentateur : Au cours de cette émission, nous avons entendu une chanson de Midi, interprété par Khamisu Khan.
Purcell, extrait de Dioclesian dans la version de John Eliot Gardiner.
Et à l’instant, le Raga Shankara Teental par Vilayat Khan.
Demain, Alain Daniélou nous parlera du cycle des intervalles.
<MUSIQUE>
Présentateur : La pensée d’Alain Daniélou est une pensée de l’archétype, de la constante. Ces constantes, c’est par exemple une mélodie ou un rythme toujours reconnaissable. Ces constantes, il les analyse donc dans la musique indienne, mais dans une certaine mesure, on peut les transposer et les retrouver dans des musiques d’une expression tout à fait différente.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Est-ce que vous pensiez qu’il y ait un avenir dans la musique contemporaine aujourd’hui ? Ou comment pourrait-on faire pour retourner vers un système plus adéquat ?
Alain DANIÉLOU : C’est très difficile à dire parce qu’au fond, pour moi, la musique qu’on appelle contemporaine est une musique extrêmement ennuyeuse et c’est une décadence. Bien évidemment, après une décadence, on a toujours une reprise. Après tout, on a la même chose en peinture. Il y a eu une époque où vraiment la peinture était devenue une espèce de snobisme qui n’avait pas grand sens auquel on attribuait aussi bien. Puis, cela commence à passer. On revient vers quelque chose qui se rapproche plus de la nature.
Je pense qu’il y a une crise certainement et c’est peut-être pour cela d’ailleurs qu’il y a, disons, même une cinquantaine d’années, tous les paysans italiens chantaient des airs de Verdi ou de Rossini. Aujourd’hui, non, ils chantent des airs de jazz, de musique populaire. Et aucun, jamais vous ne voyez des gens qui s’exerceraient à chanter un air de Boulez ou de Xenakis. Il y a donc un isolement dans des développements théoriques pour des petits groupes. Je ne crois pas que cela soit une musique importante, je crois que c’est une crise de croissance et puis on reviendra…
Sylvain ALZIAL : Maintenant, il y a des musiciens qui sont tout le contraire de cela, qui ont eu la même réaction que vous, des jeunes musiciens français, ou Scelsi par exemple qui s’en réclame, et qui écrivent une musique à partir d’une analyse du spectre harmonique par exemple, des choses qui sonnent tout à fait différemment et qui donneront un temps étiré qui est plus proche.
Alain DANIÉLOU : Le tout, c’est de savoir si ce sont des jeux intellectuels ou si cela correspond à une rivalité sensible et c’est là qu’on peut juger si c’est de la musique ou si cela n’en est pas.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Est-ce que vous vous êtes intéressé à un moment aux divisions différentes dans le domaine de la musique occidentale, de l’octave en quart de ton par exemple ?
Alain DANIÉLOU : Oui, ce qui est une absurdité, c’est une multiplication par deux d’une erreur qui avait un sens pratique, mais à ce moment-là, oui, cela ne correspond absolument à rien.
Sylvain ALZIAL : Parce que tout est tout, enfin.
Alain DANIÉLOU : Et surtout, cela ne correspond pas à une réalité acoustique. On arrive toujours, on fait des approximations. Alors, on peut arriver à aller peut-être dans certains cas les interpréter pour en faire quelque chose de réel, mais alors pourquoi pas utiliser la chose réelle au lieu d’une construction arbitraire qui ne correspond absolument à rien ?
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : J’ai rencontré Claude Cellier, qui a construit le S52, un instrument électronique conçu par Alain Daniélou d’après la théorie Indienne des intervalles.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Est-ce que vous pourriez nous donner un exemple sonore, un Do du diapason normal et un Do élevé d’un comma ou un Do élevé de deux commas, par exemple ?
Claude CELLIER : Voilà, on peut le faire ici :
<SON>
Ça, c’est un do, le do exact, le do parfait. Cela, c’est bien.
<SON>
le do légèrement plus haut qui correspond environ à un comma de plus
<SON>
et le do plus plus.
On peut refaire les trois notes.
<SON>
C’est très fin, c’est très précis comme nuance. Alors, le but de cet appareil était effectivement de vérifier les actions dans les mécanismes psychoacoustiques de certains intervalles bien précis, on peut faire quelques-uns ici. Par exemple, un accord parfait.
<SON>
On entend ici trois variétés d’accord parfait : l’accord véritablement parfait qui correspond à une tierce et une quinte exacte, et la même avec,
<SON>
avec une autre caractéristique, une autre luminance, une autre chrominance du même accord. On peut faire encore quelques autres accords.
<SON>
Vous voyez les effets qu’on peut produire avec certains battements contrôlés entre deux notes qui se succèdent dans la gamme des
<SON>
Par exemple, le Do et le Do plus donnent ce battement-ci. L’octave là-dessus,
<SON>
On a le même battement, mais exactement au double de la fréquence, alors qu’une octave plus bas :
<SON>
<MUSIQUE>
Présentateur : Nous écoutions les tambours du Bronx, le premier mouvement de Aion, de Scelsi, avec la Philharmonie de Cracovie sous la direction de Jürg Wyttenbach.
Iran, musique d’extase de guérison.
Et à l’instant, le Raga Ghara par Vilayat Khan.
Demain, la spirale des sons.
<MUSIQUE>
Présentateur : Alain Daniélou a été sans doute le seul européen à avoir accompli un travail magistral sur l’ensemble de la musique traditionnelle et plus particulièrement sur celle de l’Inde du Nord. On peut sans aucun doute le considérer comme le père de la musicologie traditionnelle.
<MUSIQUE>
Présentateur : Son rôle et sa fonction ont été de faire connaitre à l’Occident le monde musical de l’Inde en le restituant de la manière la plus orthodoxe. Ses contacts avec des représentants authentiques de la doctrine hindoue, doublés d’une solide expérience de musicien, sanskritiste, philosophe, écrivain, et théoricien de la musique, lui ont permis de devenir le vecteur de la tradition hindoue en Occident, l’arche des connaissances des musiques traditionnelles entre l’Orient et l’Occident.
Sylvain ALZIAL : Alain Daniélou est venu à Paris en novembre dernier pour le vernissage d’une exposition de ses aquarelles puisqu’il est peintre également et c’est à cette occasion que nous l’avons rencontré dans son appartement à Paris.
<MUSIQUE>
Alain DANIÉLOU : Comme toutes les musiques d’ailleurs jusqu’au moyen âge, c’est une musique avec une tonique fixe, c'est-à-dire, on a un son continu par rapport auquel on établit les autres sons et ce qui fait qu’au point de vue psychologique, le même son correspondra au même intervalle et à la même expression. C’est pourquoi ce genre de musique a une action psychologique très forte. Et quand vous écoutez de la musique Indienne, vous vous apercevrez que les gens attendent quelquefois le si bémol qu’on espère qui va arriver et qui arrive, et qui vous fait un effet extrêmement fort. Alors que depuis que nous avons abandonné même dans le chant grégorien et partout, on a abandonné ce système pour changer de tonique constamment, à ce moment-là, aucun intervalle n’a de sens en soi. Il faut donc chaque fois, pour qu’un intervalle ait un sens, rétablir par un accord un système de relation.
Sylvain ALZIAL : Cette tonique qui est matérialisée, qui est une note tenue.
Alain DANIÉLOU : Qui est une note tenue, oui. Alors, il y a encore des formes de chants anciens ici qui conservent ce système et qui sont admirables. Par exemple, le chant des Arméniens, des Arméniens de Venise, où alors ils ont une chorale qui tient la tonique tout doucement, une espèce de son profond, continu et absolument égal. Et là-dessus, le musicien qui fait les arabesques et crée les mélodies.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Il y a une tentative même chez nous maintenant de retrouver l’interprétation du grégorien, par exemple avec un bourdon, comme on l’appelait, une tonique qu’on tient assez longtemps. Cela a suscité beaucoup de polémique. Est-ce que cela vous parait juste ?
Alain DANIÉLOU : Non seulement, c’est juste, mais le grégorien sans cela est une chose qui n’a plus aucun sens. D’ailleurs, les gens perdent complètement le sentiment modal, cette espèce de sens de la gamme auquel on s’associe complètement disparait. Vous pouvez très bien chanter du chant grégorien sans savoir dans quel mode c’est. Vous ne pouvez pas faire de la musique indienne.
Cela était la conception de la musique universelle jusqu’à une époque assez récente, sauf dans certaines civilisations. Ce n’était pas le cas par exemple dans la musique indonésienne qui a toujours été polyphonique, etc., qui se serve alors de forme modale comme nous nous servons de forme tonale. Mais c’est tout à fait un autre rôle en quelque sorte de la musique. Donc, ce n’est jamais de la musique composée, cela ne peut pas être. On ne peut pas parce que le sentiment modal qui est un sens vertical d’une échelle de son particulière, correspondant à un sentiment particulier, disparait dès qu’on se fixe sur une ligne horizontale, sur une ligne mélodique fixe.
<MUSIQUE>
Alain DANIÉLOU : Lorsque vous avez un grand musicien indien qui développe un mode, qui développe un raga et qui correspond à une espèce d’état d’âme, tout le public a la même expression, tout le public entre dans cet état d’âme, et c’est même extraordinaire, il réagit absolument de la même façon.
Sylvain ALZIAL : Mais comment cela se fait, par habitude ? C’est quelque chose de culturel ou… ?
Alain DANIÉLOU : Non, je crois que c’est tout à fait naturel. Et en fait, la musique modale est la seule musique que les enfants très petits aiment et qu’ils comprennent tout de suite. Alors que toutes formes polyphoniques les ennuient, ne les intéressent absolument pas. Mais non, je crois que cela correspond à des constantes qui sont des constantes d’acoustique et de notre système auditif qui est là. C’est en fait, je dirais, la seule musique qui soit scientifique.
Sylvain ALZIAL : Qui se rapproche de la réalité ?
Alain DANIÉLOU : Qui se rapproche oui de la réalité, de notre système de perception et de notre association de certaines formes, de certaines choses à des sentiments, c'est-à-dire de toute esthétique.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Quand vous avez appris par exemple avec des maitres indiens de cette musique-là, au début, comment c’était cet apprentissage ? Par exemple, des modes qui sont malgré tout complexes à maitriser, j’imagine.
Alain DANIÉLOU : C’était avant tout une question d’écoute. Pendant assez longtemps, j’ai dû être là à l’heure qui convenait pour jouer certains modes et puis écouter, écouter le musicien. Ensuite, quand j’ai commencé moi-même à essayer d’en jouer, j’étais traité d’une façon épouvantable.
Sylvain ALZIAL : Quand vous ratiez les si bémol triste.
Alain DANIÉLOU : Non, même pas. Ça, c’est de la discipline. On me disait que je le ratais, que je ne le faisais pas assez bien. Puis ensuite, le maître disait, à moi, il me disait : « tu me casses les oreilles, je ne veux pas t’écouter ». Puis ensuite, il disait : « c’est mon meilleur élève, il joue très bien ». Mais il faut naturellement à ce moment-là pour différencier les modes, c’est une chose et d’entendre de la musique sans savoir très bien ce que c’est et l’écouter et la sentir, une autre chose. C’est de pouvoir l'analyser et savoir de quelle échelle il s’agit et quels sont théoriquement les sentiments qu’elle exprime. Ça, c’est qu’il y a évidemment une part d’éducation. Mais comme dans toute musique, je crois, il y a des gens qui entrent effectivement et sentent facilement. C’est comme ici, on le sent tout de suite dès les premières notes si un musicien comprend Schubert ou s’il ne le comprend pas.
<MUSIQUE>
Alain DANIÉLOU : Dans la musique indienne, l’interprète est le compositeur. Ici, il y a certains schémas et il y a certains éléments d’ornementation, de développement, de rythme, etc., dans lesquels il va se composer. Mais il se laisse aller à cette espèce de promenade que l’on fait dans cette échelle musicale où alors, c’est très étrange comme sentiment. On monte vers cette note et on revient. On retrousse celle-là, on recherche, on se fait attendre, on joue avec quelque chose. Oui, c’est comme une promenade dans un merveilleux paysage. Et là, tout de même, le musicien joue un rôle essentiel parce que comme partout, au fond, il y a beaucoup de gens qui jouent de la musique, mais il y a très peu de musiciens.
<MUSIQUE>
Présentateur : Nous avons entendu : Communauté mékhitariste arménienne de Venise. Chant de l’église milanaise par l’ensemble organum sous la direction de Marcel Pérès, T.R. Mahalingam, Raga Kalyani, Ustad Bismillah Khan, Raga Bageshree Teentaal.
Demain, avec Alain Daniélou, il sera question du sentiment modal.
<MUSIQUE>
Présentateur : Dans ce second entretien avec Alain Daniélou, il sera question du mode dans la musique Indienne, de ses implications formelles mais aussi spirituelles.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Il y a quand même une relation étroite entre l’homme et le Divin dans cette musique.
Alain DANIÉLOU : La forme de concentration que l’on a, cette espèce de vision intérieure que représente l’atmosphère du mode est assez proche en un certain sens d’une expérience de yoga, d’une concentration mystique, que l’on appelle cela le divin, oui, pourquoi pas, c’est une question un peu de civilisation.
Sylvain ALZIAL : Il y a, par exemple, ce rapport d’une heure du jour et d’un mode. Il faut bien qu’il y ait une instance qui interdise que tel mode soit joué à 7h du matin.
Alain DANIÉLOU : Non, il n’y a pas une instance. C’est simplement une idée que l’on est plus adapté à écouter certaines musiques à un certain moment. Si on vous joue ici une marche funèbre pendant un mariage, vous sautez en l’air parce que vous associez…
Sylvain ALZIAL : Ce n’est pas pour les raisons de tonalité.
Alain DANIÉLOU : Non, parce c’est l’association d’une certaine forme de musique avec certaine circonstance, et parce que cette musique est adaptée à cette circonstance. Et c’est la même chose, un mode joyeux lié et le matin lumineux, cela n’a rien à voir avec un mode paisible du milieu de la nuit, calme. Ce sont des émotions très différentes. On peut les jouer à n’importe quel moment bien sûr, mais la coutume est de dire, c’est mieux de jouer les modes aux heures du jour où on y est le plus adapté.
Sylvain ALZIAL : Mais cela, c’est une codification que les théoriciens indiens ont faite. Cela a été écrit ? Cela a été fixé ?
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Dans les modes, on vous indique, cela a été fixé par les musiciens qui disent : « pour moi, le sentiment de ce mode, c’est tout à fait la gloire du midi ou c’est tout à fait la mélancolie du crépuscule » parce qu’au fond, oui, pourquoi pas ?
Sylvain ALZIAL : Et c’est partagé ou est-ce qu’il y a des musiciens qui trouvent que non, pas du tout, un mode n’est pas triste ou tel mode est au contraire triste.
Alain DANIÉLOU : Non, cela, je n’ai jamais vu de gens qui doutaient. Peut-être qu’ils les jouent à d’autres moments, cela n’a pas d’importance.
Sylvain ALZIAL : En cachette.
Alain DANIÉLOU : Pas forcément, même en public si ça leur rapporte. Mais en tout cas, je n’ai jamais vu de gens qui mettent en doute le caractère général du sentiment d’un mode parce que c’est une chose tellement évidente.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : On retrouve ici le nom de certains modes et de certains rags dans certaines peintures de l’Inde.
Alain DANIÉLOU : Il a cela, il y a des très beaux poèmes aussi. Ce sont, si vous voulez, des jeux qui essaient d’exprimer le même sentiment. Puisqu’un mode représente un certain sentiment, et à l’origine, ce sont des poèmes d’ailleurs très anciens qui n’ont rien à voir avec la musique, mais qui vous décrivent « c’est une belle jeune fille grecque qui s’ennuie le matin et se cherche à se distraire avec des oiseaux, etc. », vous créant une espèce de chose, pour vous donner une idée de l’espèce d’atmosphère que le musicien va essayer de créer.
Sylvain ALZIAL : Il y a eu en Occident aussi des tentatives de ce genre, d’assigner une couleur ou un état d’esprit psychologique à une tonalité. Alors, le do majeur était, c’est quoi, guerrier, le sol majeur était joyeux, etc. C’est une chose qui se rapproche un peu de cette codification.
Alain DANIÉLOU : Oui, je crois. Tout de même, très en gros, on fait une différence à ce que tout de même les do mineurs sont moins joyeux que les do majeurs.
Sylvain ALZIAL : C’est quelque chose d’un peu plus grossier mais qui se rapproche.
Alain DANIÉLOU : Oui, qui se rapproche. Oui, parce que ce sont des valeurs fondamentales mais qui, dans la musique occidentale, sont beaucoup plus masquées puisque c’est un système construit d’une façon qui n’est pas aussi adapté à notre système auditif.
<MUSIQUE>
What goes on, The Velvet Underground.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Quel est le rôle de la cosmologie dans la musique traditionnelle ?
Alain DANIÉLOU : Dans la pensée indienne, c’est cette notion d’unité fondamentale, de tous les aspects de l’existence, de la vie, de la matière où on recherche toujours des constantes justement. De même qu’on va rechercher des constantes auditives, on va les rechercher dans l’esthétique, mais on va les rechercher aussi dans les structures de la matière et, au besoin, dans les structures des astres. Dans l’idée Indienne, il y a quand même une unité fondamentale dans la manifestation du monde, que tout part. Ils avaient inventé le big bang bien avant les Européens. Tout part du Bindu d’un point initial, d’où une masse énorme d’énergie crée peu à peu des ensembles reliés par des facteurs numériques et qui vont donner les atomes et qui vont donner les astres et les galaxies.
Alors évidemment, il y a toute une question de savoir si nous faisons partie d’un atome de l’univers qui s’appelle le système solaire. Donc, il y a forcément des relations entre les rapports des éléments qui constituent ce système, c’est-à-dire dire les planètes, et la structure même de nous. Nous faisons partie d’une partie de l’univers qui est construite sur des constantes. Et alors justement, on recherche dans ce sens, un rapport entre les sons et les planètes. Et au fond, c’est assez curieux parce que ça a l’air de correspondre aussi, vous comprenez ? . Il y a cette planète principale et deux accessoires, comme on a cette note dans la gamme et deux supplémentaires. Est-ce que cela représente quelque chose ? Est-ce que certaines formes de musique vont avoir des répercussions pour nous comparables à celle de notre horoscope, etc. ? Oui, enfin, c’est en tout cas intéressant et en tout cas, ce n’est pas illogique.
<MUSIQUE>
Alain DANIÉLOU : Quand on essaie de penser sur un plan de constante universelle, cela devient très intéressant de trouver comment est-ce que certains gens arrivent pratiquement à des choses analogues par d’autres expériences. C’est aussi, pour moi, pourquoi aujourd’hui beaucoup de biologistes et des astrophysiciens, peu à peu, arrivent à des éléments qui se rapprochent extraordinairement de la théorie cosmologique Indienne. Donc, il est évident qu’on peut dire d’une certaine façon, la cellule astronomique dans laquelle nous vivons c'est-à-dire le système solaire, est probablement conçue d’une certaine façon sur certaines constantes qui vont se retrouver dans tous les éléments qu’il contient.
Sylvain ALZIAL : Donc, microcosme, macrocosme.
Alain DANIÉLOU : Oui. Et là aussi, la découverte maintenant qui tout de même est très intéressante de l’idée qu’il existe un substrat de conscience qui, dans la cosmologie indienne, est fondamentale et que jusqu’à présent, on niait complètement. Le matérialisme niait complètement qu’il y ait un élément de conscience possible dans la matière et dans tout ce qui la constitue.
De nouveau, qu’est-ce que cela veut dire ? Ce sont des problèmes très fondamentaux. Mais pourquoi est-ce que certains atomes s’associent entre eux et d’autres se rejettent ? Pourquoi est-ce que ce sont des formules simplement numériques qui différencient un élément d’un autre ? Et pourquoi est-ce que certains éléments vont être pour nous une nourriture et pour un autre un poison ? On peut justement aller très loin dans ce domaine, une espèce de recherche fondamentale que très peu de gens osent faire.
<MUSIQUE>
Présentateur : En s’appuyant sur la théorie musicale hindoue qui est, comme toutes les sciences hindoues, l’application en onde des sons d’une théorie métaphysique des nombres et de leurs correspondances, Alain Daniélou démontre l’existence d’une identité de conception entre les traditions musicales différentes.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Finalement, le musicien qui joue explique le monde. C’était un peu comme on contemple le ciel, il n’y a pas l’idée d’un art.
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est d’ailleurs pour cela que comme vous le disiez, on arrive à considérer que c’est une sorte d’expérience, la musique peut être une sorte d’expérience mystique. Est-ce que l’art peut être autre chose d’ailleurs qu’une expérience de la beauté du monde, c'est-à-dire de l’harmonie, c’est-à-dire de quelque chose qui est finalement toujours réductible à des éléments mathématiques.
Sylvain ALZIAL : En Occident, il y a une tradition de l’art qui, au contraire, contrarie, doit contrarier, doit montrer ce qu’on oublie, ce qui choque.
Alain DANIÉLOU : Dans quel sens ? Moi, je ne sais pas, dans la sculpture grecque, ils utilisent des canons de proportions qui sont tout à fait analogues à ceux de la structure hindoue et leurs théories musicales sont très proches des indiens.
Sylvain ALZIAL : Les sculptures égyptiennes sont au contraire sur des proportions exagérément artificielles comme certaines statues gothiques, comme l’art baroque, c’est au contraire ce qui dévie qui est beau en l’art.
Alain DANIÉLOU : Dévie et c’est loin de la réalité ou c’est simplement une autre forme, une autre approche. De même que vous avez des modes différentes, des gammes différentes, vous pouvez avoir des interprétations différentes dans des proportions.
Sylvain ALZIAL : Des éclairages.
Alain DANIÉLOU : Mais je ne crois pas. Je crois que quand on croit que c’est intéressant de s’éloigner du réel, on se trompe. C'est-à-dire quand on trouve une autre forme d’analyser le réel, d’aller plus loin, d’aller dans des formes plus subtiles qui avaient été laissées de côté avant, on va. Mais quand on prétend que ce qu’on fait n’a pas de rapport avec ce que l’on est soi-même, avec la nature des choses et des êtres, je crois qu’à ce moment-là, cela devient aberrant.
Sylvain ALZIAL : L’art en Inde serait fondé ce qui rapproche tout le monde et non pas ce qui l’éloigne.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, oui.
Sylvain ALZIAL : En fait, l’art est un moyen de se transporter aussi dans un monde de supra matériel et de supra réel.
Alain DANIÉLOU : Non, je crois que c’est comme la véritable science, c’est un moyen d’aller le plus avant possible dans un réel que l’on ne perçoit pas au premier abord.
Sylvain ALZIAL : Ce qui explique l’attitude dévotionnelle des musiciens.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Sylvain ALZIAL : On voit très souvent avant les concerts des offrandes à des divinités avec des bâtons d’encens en train de brûler, des choses comme cela.
Alain DANIÉLOU : Oui, vous savez, en Europe, on exagère beaucoup cet aspect parce que justement, il y a beaucoup de personnes qui adorent l’Inde et toutes ces choses-là, vous le savez, qui veulent absolument. Moi, je leur dis toujours : « Écoutez, tenez plutôt un verre de whisky. »
<MUSIQUE>
Présentateur : Nous avons entendu une polyphonie vocale d’Albanie.
T.R. Mahalingam et sa flûte carnatique, musique de l’Inde du Sud.
Et enfin, Compas Mauro interprété en concert par Manitas de Plata.
Un livre d’Alain Daniélou est à paraitre aux éditions du Rocher, « les Contes du Labyrinthe ». Et puis, à signaler également la réédition en compact chez Auvidis de la collection Unesco dirigée par Alain Daniélou avec un certain nombre d’enregistrements qu’il a effectué.
Résumé
Daniélou est interrogé sur sa vision de la musique et sur ses expériences. Il parle à un journaliste informé et bienveillant mais non expert.
1er jour :
Réflexion sur la différence de ressenti selon les instruments de musique. ex : la trompette : martial.
La musique indienne paraît pour un profane sans forme, infinie, mais elle obéit à une structure très codifiée : ces règles sont fondées sur des changements de rythme mais pas de mode. La rythmique indienne : très raffinée, subtile.
2ème jour :
Réflexion sur la constante, l’archétype
Pour AD : la musique contemporaine est une musique décadente, coupée du monde sensible, un jeu intellectuel et non un art.
De façon plus générale plus une forme artistique s’éloigne du monde sensible, moins il est artistiquement valable.
3ème jour :
La musique modale : système de note tenue qui fait l’unité du morceau : universalité dans la musique modale : expérience sur enfants petits : y sont sensibles.
Les modes, l’expérience du yoga : expérimentation du divin.
Relation entre musique et cosmologie : il existe des constantes dans l’univers, reliant le macro et le microcosme.
Idée du substrat de conscience nié par les matérialistes et qui existe dans la pensée hindoue permettant d’expliquer « pourquoi est-ce que certains atomes s’associent entre eux et d’autres se rejettent ? Pourquoi est-ce que ce sont des formules simplement numériques qui différencient un élément d’un autre ? Et pourquoi est-ce que certains éléments vont être pour nous une nourriture et pour un autre un poison ? On peut justement aller très loin dans ce domaine, une espèce de recherche fondamentale que très peu de gens osent faire. »