Interviewer : Des chiffres et des sons, comment l’entendez-vous Alain Daniélou ?
Alain DANIÉLOU : C’est le problème fondamental de la musique. La musique est un phénomène très curieux parce qu’en somme, nous entendons seulement les rapports de sons, les rapports de fréquences. Ce sont des rapports numériques. Et comment se fait-il que les rapports numériques aient une action psychologique qui puisse nous émouvoir ? Et ce qui est intéressant, c’est que dans la théorie indienne en particulier, où on a très poussé le détail, on a pu analyser ce qui se passe réellement, que nous sommes sensibles, nous avons des mécanismes qui réagissent à certains nombres, à certains rapports de nombres.
C’est d’ailleurs la base de toute esthétique. Pourquoi est-ce que nous trouvons certains êtres plus beaux que d’autres ? Certains statues mieux proportionnées ? Il y a un très curieux phénomène que nous percevons directement, certains facteurs numériques comme ayant une action émotive et psychologique. C’est cela que j’ai cherché à analyser dans mon travail sur la musique indienne.
Interviewer : La sémantique.
Alain DANIÉLOU : Dans la sémantique musicale. Et après alors, quand je suis revenu en Occident, je me suis aperçu qu’ici, on était d’une ignorance totale parce qu’on vit sur une théorie aberrante qui est le tempérament où tous les intervalles sont faux, mais que, par exemple, un bon chanteur de Lieder n’écoute pas le piano. Il fait très attention. C’est un son rythmique, mais il cherche des intervalles qui sont émouvants. Et si on remarque à ce moment-là pourquoi tout d’un coup, un Si bémol éclate comme quelque chose qui nous fait sursauter, on s’aperçoit que c’est exactement ce même intervalle que l’on rencontre dans la musique indienne.
C’est pourquoi, je pense qu’il y a toute une révision à faire de notre approche de la musique qui permettrait de la rendre, de toute façon, beaucoup plus efficace et en fait, la musique indienne tente à créer un état psychologique.
Interviewer : Alors, est-ce que c’est subjectif ou est-ce que cela s’adresse à tout le monde ?
Alain DANIÉLOU : C’est absolument objectif, cela n’a rien de subjectif. On s’aperçoit alors que certains rapports qui sont liés sur un facteur deux, par exemple, nous donnent une octave. Une octave, c’est neutre. Nous disons, c’est la même note. Pourtant, c’est une autre note. Alors, un facteur trois, comme une quinte est un rapport qui est stimulant, qui est actif et tous les rapports très émotionnels sont liés au facteur cinq. Cela, c’est une chose très curieuse qui explique aussi pourquoi il y a des chiffres comme, par exemple, le nombre d’or dans l’architecture, c’est aussi le nombre cinq. On s’aperçoit dans toutes les esthétiques.
Moi, j’étais très amusé, en observant dans le village d’Italie où j’habite, on dit : « Mais, pourquoi ces vieux murs avec leurs fenêtres dispersées, pourquoi ont-ils cette espèce d’attrait, cette espèce de charme ? » Et quand j’ai demandé à mon maçon de village de bien vouloir élargir une fenêtre, il m’a dit : « Mais je ne peux pas. Je n’ai pas la hauteur. » Vous comprenez ? Et parce qu’il continue la fenêtre à exactement le rapport du nombre d’or et au fond, c’est, je crois, une chose qui permet d’étudier très profondément nos réactions dans tous les domaines et je crois que c’est un domaine qui a été très mal exploré, du moins en Occident.
Interviewer : Et mal respecté parce que je ne pense pas qu’en architecture contemporaine, le nombre d’or soit la règle.
Alain DANIÉLOU : Non, mais aussi, on n’a pas du tout le même genre de charme qu’on trouve dans l’architecture ancienne ou dans les proportions d’un temple grec, par exemple. C’est tout ce qui différencie l’église de la Madeleine à du Parthénon.
Interviewer : La comparaison, oui, évidemment. Alors, Alain Daniélou, on a fêté récemment votre anniversaire 4 fois 20 ans et le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est une vie qui est bien remplie et qui n’aura pas été sédentaire. Déjà, on peut faire cette première constatation.
Alain DANIÉLOU : Certainement.
Interviewer : Et je m’étais demandée, moi, tous ces travaux extrêmement savants, tous ces voyages et toutes ces expériences accumulées, comment les considérez-vous aujourd’hui ? La somme de tout cela, vous devez être une personne très changée si vous repensez à votre extrême jeunesse.
Alain DANIÉLOU : Pas vraiment.
Interviewer : Pas vraiment ?
Alain DANIÉLOU : Je crois qu’on a en soi, dès son enfance, certaines tendances et que l’on cherche peu à peu à réaliser au cours de la vie. Et si on a la chance de tomber dans…
Interviewer : Voilà, il ne faut pas les brimer.
Alain DANIÉLOU : C’est pourquoi, pour moi, mon épanouissement s’est trouvé – alors que j’étais très réticent sur le milieu de mon enfance – c’est tout de même dans le milieu indien que j’ai trouvé une façon d’être, une façon de penser qui correspondait assez profondément à ma nature.
Interviewer : Oui, alors, il faut quand même parler un peu de votre enfance. Vous êtes bretons, famille bretonne ?
Alain DANIÉLOU : Oui, famille bretonne bien que ma mère soit d’origine normande. Je ne suis donc pas un pur breton.
Interviewer : Ce n’est pas très loin.
Alain DANIÉLOU : Non.
Interviewer : C’est toujours l’Ouest, ce n’est pas l’Est, et des parents très différents.
Alain DANIÉLOU : Oui, sur tous les plans puisque ma mère était une personne très catholique qui a une action très forte dans l’éducation.
Interviewer : C’est elle qui a créé les collèges Sainte-Marie.
Alain DANIÉLOU : Oui, et même un autre religieux qu’elle avait créé avec Pie X à une époque où les ordres religieux n’étaient pas autorisés en France. Alors que mon père était un rouge, probablement franc-maçon, en tout cas, très à gauche et très anticlérical. Donc, c’était un mélange assez curieux. Et puis, en plus, une chose très drôle, que ma mère appartient à une des familles aristocratiques les plus anciennes d’Europe. On a publié les 1000 ans d’une famille normande qui est la famille de ma mère et mon père était un roturier.
Il y avait aussi cette différence extraordinaire que ma mère ne voulait pas que nous fréquentions le milieu affreux de son mari et elle ne voulait pas que nous fréquentions non plus le sien puisque nous étions nous-mêmes… nous n’y étions pas nés.
Il y avait une espèce d’isolement assez curieux dans cette famille qui, peut-être aussi, était un avantage parce qu’à ce moment-là, on se débrouille pour maintenir son indépendance de l’esprit et sa liberté.
Interviewer : Son équilibre, oui. Alors, vous avez eu, je crois, une enfance assez solitaire parce que vous étiez fragile.
Alain DANIÉLOU : Oui, j’étais…
Interviewer : Ce qui a disparu par la suite apparemment.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais cela, cela a disparu quand j’ai commencé à faire du sport et de la danse. A ce moment-là, tout d’un coup, j’ai tout à fait transformé mon état d’enfant maladif et je suis devenu un garçon très vigoureux et très sportif. Ce qui est très agréable parce que dans la vie, cela vous permet beaucoup de choses.
Interviewer : Oui, absolument, c’est une force. Mais ce que je me demandais, moi, c’est justement j’ai l’impression que cette solitude de votre enfance, elle était très bénéfique parce que personne semble-t-il – d’après ce que je sais – n’a vraiment pesé sur vos aptitudes et vos désirs. Donc, vous aviez étudié tout seul le piano, énormément lu.
Alain DANIÉLOU : Oui, et j’ai aussi moi-même fait de la peinture depuis mes 12 ans et j’ai appris le piano pratiquement seul. Et cela a été, pour moi, une expérience absolument merveilleuse parce qu’il y a une association avec certaines œuvres que j’ai adorées avec une grande intensité et certaines circonstances, certains paysages de mon enfance qui sont restés très fixés dans mon esprit.
Interviewer : C’était en Bretagne ? C’était en France ?
Alain DANIÉLOU : Non, c’était dans différents endroits puisque justement, la Bretagne n’était pas un climat idéal pour un enfant, ce qu’on considérait un enfant physique à l’époque, ou je ne sais pas quoi. Donc, on m’envoyait avec quelqu’un, une institutrice pour m’enseigner le latin ou quelques rudiments de grammaire, tantôt dans un endroit, dans un vieux château en Auvergne ou bien dans l’Est de la France, dans des endroits…
Interviewer : Variés.
Alain DANIÉLOU : variés, oui. Au fond, j’étais très heureux à vivre avec les arbres et les animaux, les oiseaux. Tout cela était, pour moi, une chance extraordinaire.
Interviewer : Oui, et la religion catholique n’a jamais été très importante pour vous, même dans l’enfance.
Alain DANIÉLOU : Non, de toute façon, j’étais à priori hostile. Dans mon enfance, vous savez, très enfant, moi, j’adorais… j’avais un instinct très dionysiaque, j’adorais les arbres. Je faisais des petits sanctuaires pour invoquer les divinités de la forêt.
Interviewer : Mais c’est un peu mystique tout de même.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais alors, comme ma famille n’y comprenait absolument rien, je me suis dit : « je n’appartiens pas au même monde ». Au fond, c’était très bien. Je me rappelle, j’étais toujours très décidé, très enfant, à ne pas me laisser influencer par mon milieu.
Interviewer : Et là, après, vous êtes parti pour les Etats-Unis ?
Alain DANIÉLOU : Oui, cela a été une chance que j’ai obtenu une bourse dans un collège américain, qui a été une grande découverte pour moi sur une façon de vivre très libre et alors immédiatement, j’ai illustré le livre annuel du collège. J’ai vendu des aquarelles partout et tout d’un coup, je me suis découvert qu’après tout, j’étais quelqu’un, je pouvais faire quelque chose et j’ai beaucoup aimé cette Amérique-là.
Interviewer : Et c’est en revenant d’Amérique que vous avez travaillé avec Charles Panzéra, le chant ?
Alain DANIÉLOU : Oui, alors j’ai travaillé pendant plusieurs années avec Panzéra et c’était une chose très sympathique parce que c’était un merveilleux chanteur de Lieder.
Interviewer : De mélodie, oui.
Alain DANIÉLOU : Et de mélodie. Nous nous entendions très bien. Il appréciait beaucoup ma façon de chanter et cela a été une expérience très intéressante.
Interviewer : Et c’était purement dilettante, je veux dire, vous ne pensiez pas du tout faire… quelle carrière est-ce que vous envisagiez à ce moment-là ? Aucune ?
Alain DANIÉLOU : En fait, je n’ai jamais envisagé une carrière. C’est cela qui est mon grand défaut.
Interviewer : Oui, c’est ce que je pensais, oui. C’est cela qui vous a sauvé.
Alain DANIÉLOU : C’est peut-être ce qui m’a sauvé. Je me suis passionné pour les choses. J’ai travaillé comme un fou et sans jamais faire de projet : Comment faire ? A quoi cela me conduira ? Comment organiser la vie, etc. ?
Interviewer : C’est-à-dire que vous aviez quand même bénéficié d’une situation financière alors quand même convenable pour cela, je dirais, à telle liberté matérielle, non ?
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr.
Interviewer : Voilà, c’est cela. Parce que je pense que pas mal de gens ont des instincts semblables, mais ce n’est pas toujours facile. Et la danse alors, comment est-ce que c’est venu ?
Alain DANIÉLOU : Comme cela, une autre lubie, qu’est-ce que vous voulez, une autre folie. Alors, je voulais absolument étudier la danse classique. Je suis allé voir Nijinska qui m’a dirigé sur le vieux Légat qui avait été le maitre de Nijinski et alors, j’ai travaillé pendant plusieurs années avec passion la danse classique. Et puis, j’ai commencé à créer des choses, pour moi, très personnelles. J’ai eu différentes partenaires et j’ai donné pas mal de récitals et de concerts. Ensuite, je suis parti en Orient et alors, Mon Dieu, une autre carrière qui s’est brisée.
Interviewer : Oui, c’était remplacé par une autre carrière. Le piano, j’ai lu que vous aviez, à un moment – je crois que c’est aux Etats-Unis – un peu gagné votre pain quotidien en jouant dans les cinémas ?
Alain DANIÉLOU : Oui, enfin, ça, c’était…
Interviewer : C’est anecdotique ?
Alain DANIÉLOU : Oui, simplement. Vous savez, à l’époque, les films étaient muets et donc, il y avait un cachet derrière un petit rideau, il y avait un pianiste…
Interviewer : Qui suivait l’action.
Alain DANIÉLOU : Qui suivait l’action et improvisait des trucs et alors, je me suis un peu amusé à faire cela. C’est drôle. Alors, cela m’a fait des choses très drôles que beaucoup d’années plus tard, en voyant certains films, je me disais : « mais enfin, c’est extraordinaire. Cette partie de film, je ne l’ai jamais vu. » J’étais occupé sur mon clavier
Interviewer : Occupé à autre chose. Mais alors, sur le plan de la musique, piano, classique, dirons-nous, je crois que vous avez mis à votre programme un impromptu de Schubert.
Alain DANIÉLOU : Oui, pour moi, Schubert, c’est le sommet de la musique. Schubert et Liszt sont les musiciens que j’ai joués avec le plus d’amour dans ma jeunesse.
Interviewer : Et est-ce que vous pouvez me dire pourquoi ? Est-ce qu’il y avait une idée ?
Alain DANIÉLOU : Non, ça, c’est très difficile. Comment voulez-vous qu’on exprime ? Si la musique sert à quelque chose, c’est qu’on ne peut pas le dire avec des mots.
Interviewer : Au point de vue des chiffres et des sons, peut-être il y a un rapport ?
Alain DANIÉLOU : Oui, mais alors ça, c’est très difficile parce que les nuances par lesquelles un artiste arrive quand même, malgré le système absurde qu’est la gamme du piano, à exprimer des sentiments sont des choses très difficiles à analyser parce que ce sont des questions de toucher, de volume du son, de rythme, de façon d’attendre un tout petit instant avant une note ou une autre. On passe, là, dans un système très difficile à analyser.
Interviewer : Mais pourtant, tout le monde reconnait qu’on a une certaine volupté – enfin, je crois que tout le monde le reconnait, peut-être mon cas – dans les modulations de Schubert, par exemple, cela doit recouper quand même quelque chose de ce que vous étudiez.
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Mais alors là, je crois qu’il y aurait un travail, mais il est très difficile à faire parce qu’il faudrait vraiment …
Interviewer : Mais ce n’est pas cela qui vous fait peur, que ce soit difficile.
Alain DANIÉLOU : Non, mais alors, c’est quand même un domaine où il faudrait faire tellement d’analyses et d’expériences. Oui, il faudrait, tout d’un coup, y consacrer quelques années. Ce n’est pas très facile et je me suis tellement occupé d’autres aspects de la musique où c’était plus facile d’arriver à comprendre le véritable problème de la nature des sons et de leur influence que de s’attaquer à une chose qui est très liée à l’interprétation, parce qu’il faut dire que dans la musique, l’interprétation joue un rôle absolument fondamental.
Interviewer : Dans toutes les musiques.
Alain DANIÉLOU : Dans toutes les musiques et d’ailleurs, si vous écoutez un violoniste ou un pianiste, au bout de trois mesures, vous savez si vous êtes d’accord ou pas.
Interviewer : Si cela vous convient ou pas, oui. Alors, ici, il s’agit de L’Impromptu Opus 142 N°2, la bémol majeur, je crois, par Murray Perahia.
Alain DANIÉLOU : Oui, qui est pour moi un musicien que je comprends. La plupart des musiciens, je me révolte parce que mon expérience était tellement personnelle que c’est rare que je rencontre des artistes avec qui je suis tout à fait d’accord sur leur interprétation.
Interviewer : Schubert, nous écoutions l’impromptus opus 142 N°2 en la bémol majeur, joué par Murray Perahia.
Alain DANIÉLOU : Oui et là, on le sent très bien chez un vrai interprète. Tout d’un coup, chaque chose qui sent d’une répétition n’en est absolument pas une. Cela a une couleur différente, des nuances de toucher. On sent les mélodies l’une à travers l’autre et puis, de temps en temps, des cris qui sont de vrais cris. Je trouve que c’est très émouvant. Il rend très bien cette espèce de sensibilité étonnante de Schubert.
Interviewer : Et cette liberté aussi.
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Heureusement, il n’appartient pas à l’époque des pianos mécaniques.
Interviewer : Et vous jouez toujours du piano ?
Alain DANIÉLOU : Oui, mais presque pas parce que, vous comprenez, les instruments, c’est désolant. Si on n’a pas le temps de travailler plusieurs heures par jour, on trahit, on se trahit soi-même, on trahit l’œuvre, hélas.
Interviewer : Mais le plaisir de jouer pour soi, non ?
Alain DANIÉLOU : Oui, mais même pour soi, si on joue…
Interviewer : Si on n’est pas satisfait, il ne vaut mieux pas.
Alain DANIÉLOU : Il ne vaut mieux pas. Si on ne fait pas les choses très bien, parfaitement, il ne vaut mieux pas les faire.
Interviewer : Et vous avez travaillé la composition aussi à cette époque-là ?
Alain DANIÉLOU : Un petit peu, oui.
Interviewer : Avec Max D’Ollone ?
Alain DANIÉLOU : Avec Max D’Ollone, oui, qui était un très grand ami. Mais enfin, cela m’a très peu servi sauf pour orchestrer l’hymne national indien.
Interviewer : C’est déjà cela.
Alain DANIÉLOU : Oui, évidemment.
Interviewer : Alors, je crois qu’à cette période, vous avez fréquenté tout – disons vulgairement – le gratin de l’Intelligentsia, artistique aussi.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais ça s’est trouvé comme cela. Moi, j’étais au fond quelqu’un de toujours un peu à part, très innocent et évidemment, j’ai rencontré tout un milieu de gens très intéressants, des gens comme Cocteau, comme Maurice Sachs, comme Max Jacob et dans tous ces milieux où je me suis trouvé mêlé, il ne reste plus aujourd’hui qu’Henri Sauguet, le très cher ami. Hélas, tout ce monde s’est évanoui.
Interviewer : A disparu. Et, Sauguet, vous avez voulu entendre la sonate.
Alain DANIÉLOU : Oui, moi, j’aime beaucoup Sauguet. C’est quelqu’un de très vrai et de très sensible, et surtout qui a un tel humour. Et cela, c’est une chose qui me surprend dans le monde d’aujourd’hui parce que c’était une époque très créatrice, mais personne ne se prenait au sérieux. On faisait cela comme si c’était une blague et on faisait des choses admirablement faites. Tandis que maintenant, les gens font des choses très médiocres et ils considèrent que ce sont des œuvres de génie qu’ils font.
Interviewer : Capitales.
Alain DANIÉLOU : Oui, alors, c’est un peu surprenant. Moi, j’aime mieux une attitude plus légère sur les valeurs de ce que l’on fait.
Interviewer : Et c’est à cette époque-là que vous avez fait vos premiers voyages en Orient ?
Alain DANIÉLOU : Oui, il s’est trouvé à ce moment-là qu’un ami d’enfance m’a invité en Afghanistan en me disant : « Mon père est devenu Roi, pourquoi tu ne viens pas me voir ? » Evidemment, c’était assez amusant.
Interviewer : Cela ne se refuse pas.
Alain DANIÉLOU : Cela ne se refuse pas. Et c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Raymond Burnier qui s’intéressait à la photographie, qui voulait beaucoup faire ce voyage avec moi et nous sommes partis ensemble en Afghanistan. Nous avons fait d’ailleurs des folies, d’un voyage absolument, d’extrêmement dangereux dans les Pamir où on n’aurait jamais dû aller, qui a créé des tas de problèmes. Puis ensuite, traverser l’Inde, ça, ça a été l’éblouissement, l’émerveillement. C’est à ce moment-là que dès la première fois, nous sommes allés chez Rabindranath Tagore qui nous a accueillis très gentiment. Après cela, chaque année, au fond, d’une façon ou de l’autre, nous sommes retournés à Shantiniketan et puis, peu à peu, on est devenu indien.
Interviewer : Oui, enfin, bien entendu, c’est la seconde partie de l’émission consacrée à cela. C’était bien chez le roi ?
Alain DANIÉLOU : Oui et non. Vous savez, quand on n’est pas préparé, quand on est des jeunes gens complètement naïfs, aller dans une cour orientale, on ne se rend pas du tout compte de ce qui se passe et des différents pouvoirs qui ont lieu, etc. Le Roi, très gentiment, nous a conseillé de faire ce voyage dans une région pratiquement inexplorée. Le Premier Ministre nous l’a interdit. Enfin, il y a eu des tas de complications. C’était assez amusant et assez sympathique.
Interviewer : Premier mouvement de la sonate en Re majeur d’Henri Sauguet par Billy Eddy. Alain Daniélou, vous avez fait de la musique avec Sauguet alors dans le temps ?
Alain DANIÉLOU : Non, pas vraiment. Pas du tout, je le connaissais comme cela.
Interviewer : Purement amical, pas musical.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais j’aime beaucoup cette espèce de légèreté qu’il y a. Vraiment, des gens comme lui écrivaient de la musique comme tout ce qu’il faisait, en ayant l’air de s’amuser comme si c’était un divertissement, et derrière ce divertissement, on ressort des choses très profondes et très belles. Je trouve que c’est très sympathique.
Interviewer : Henri Sauguet a aussi un mérite, c’est d’aimer beaucoup les chats. Pour moi, il est lié, toutes les photos qu’on voit de lui, toujours un chat ou une chatte siamoise avec lui.
Donc, à partir du moment où vous avez fait ce premier voyage en Inde, vous vous êtes fixés là-bas, pas tout de suite, vous êtes revenus entre temps ?
Alain DANIÉLOU : Oui, d’abord parce que Tagore m’a chargé d’une mission auprès de ses amis en Europe, qui étaient aussi des gens fort intéressants, qui s’appelaient Paul Valéry, Paul Morand, Romain Rolland, Benedetto Croce.
Interviewer : Que vous, vous ne connaissiez pas à ce moment-là ?
Alain DANIÉLOU : Non, mais que je suis allé voir, André Gide aussi de la part de Tagore et nous avons essayé de faire une petite association de ces personnages, mais naturellement, nous n’étions pas capables d’organiser cela comme il faut et cela n’a pas mené à grand-chose. Mais en fait, à partir de ce moment-là, pratiquement chaque année, nous sommes retournés auprès de Tagore et nous avons fait encore des voyages invraisemblables puisqu’une fois, nous sommes allés en voiture, ce qui était vraiment la pure folie, en traversant l’Irak, l’Iran, Béloutchistan, qui était un désert où personne n’avait passé depuis 20 ans ; et puis, une autre fois en faisant le tour du monde en passant par l’Amérique, le Japon, la Chine et comme cela, toujours avec le point fixe de retourner à Shantiniketan, dans cet endroit où Tagore nous donnait une très jolie maison.
Interviewer : Et comment était-il, Tagore, alors ?
Alain DANIÉLOU : C’était quelqu’un de très amusant et très sympathique, très créatif et aussi ne prenant jamais les choses trop au sérieux. Quand il faisait des grands discours humanitaires et politiques, moi, je lui disais : « Vous savez, Gurudev – c’est ainsi qu’on l’appelait – moi, je n’y crois pas beaucoup. » Il disait : « Moi, non plus. » Il faisait immédiatement le discours contraire avec autant d’habileté.
Non, c’était quelqu’un de très léger. Il adorait la jeunesse. Il avait créé cette espèce d’école. Lui qui détestait les écoles, il avait créé une école où sont passés pratiquement tous les gens qui ont joué ensuite un rôle dans la vie sociale et politique de l’Inde. La nuit, il composait ses poèmes qui sont tous des chansons et alors, le matin, il appelait certains de ses élèves et il leur chantait son poème qu’ils essayaient de noter, etc. Il y en a des milliers.
Interviewer : Oui, c’est assez extraordinaire cela. Alors, à ce moment-là, la musique européenne, vous en étiez très éloigné ou vous étiez déjà très engagé dans la musique indienne, non ?
Alain DANIÉLOU : Non, pas vraiment.
Interviewer : Pas à ce moment-là. Cela se situait en quelle année cela, à peu près ?
Alain DANIÉLOU : C’est-à-dire, c’était une forme de musique, en somme, dans l’ambiance de Tagore, c’était plutôt – disons – une musique, un peu de chanson populaire très raffinée, mais ce n’était pas vraiment de la…
Interviewer : Oui, musique savante.
Alain DANIÉLOU : Non et c’est seulement, quand ensuite, je me suis installé à Bénarès que j’ai commencé à étudier sérieusement la musique indienne.
Interviewer : Et là, vous n’aviez pas non plus appris à parler hindi et le sanskrit, tout cela. Ce n’était pas encore.
Alain DANIÉLOU : Non, pas encore, quelques mots de bengali puisque c’est le bengali qu’on parlait. Mais c’est seulement aussi plus tard que je me suis dit : « Enfin, pour comprendre quelque chose, il faut parler bien la langue » et que je me suis mis à apprendre le hindi.
Interviewer : Et, Alain Daniélou, pourquoi voulez-vous entendre le deuxième mouvement du concerto pour violon de Beethoven, que je vois à votre programme, là ?
Alain DANIÉLOU : Je ne sais pas, je me méfie de chercher à analyser…
Interviewer : C’était purement le plaisir musical ?
Alain DANIÉLOU : Le plaisir musical, la sensibilité, l’émotion, oui.
Interviewer : Et vous avez choisi une interprétation qu’on entend assez rarement, qui est Uto Ughi.
Alain DANIÉLOU : Bien cela, parce que Uto Ughi m’intéresse énormément, parce que c’est un des très rares violonistes qui joue juste. Et cela, pour moi, avec mes habitudes d’oreilles indiennes, tout d’un coup, Uto, il lance une note très aigüe alors que presque tous les autres sont approximatives, sont un peu faux. Lui arrive exactement au point juste qu’il vous perce comme une aiguille et c’est pour cela, au fond, que j’aime beaucoup cette interprétation.
Interviewer : Et là, il joue avec le London Symphony Orchestra sous la direction de Wolfgang Sawallisch. Et Alain Daniélou, vous compariez – pendant que nous écoutions cela – ce violon avec un instrument assez particulier dont vous me parliez.
Alain DANIÉLOU : Oui, ça, c’est un instrument que j’ai fait construire par mon ami Stefan Kudelski, le fameux constructeur des Nagras, qui est un instrument qui donne les 52 intervalles dans l’octave, qui correspondent à toutes les données possibles de l’analyse des sons. Alors, c’est vrai que ce sont les intervalles qui servent dans la musique indienne puisque dans la musique indienne, on distingue trois Mi bémols et on a une tierce harmonique et une tierce pythagoricienne. On a, enfin, tous ces intervalles et d’ailleurs, qui ne sont pas du tout arbitraires, qui correspondent exactement aux possibilités des multiples des chiffres 2, 3, 5, qui sont apparemment des codes de transmission de notre oreille à notre cerveau.
Alors, sur cet instrument, on peut très bien analyser ce que font réellement les musiciens, s’ils savent se servir du Si bémol triste ou du Si bémol tendre ou du Si bémol gai. C’est très frappant. Et j’aimerais bien le faire une fois si j’avais le temps pour des choses d’Uto Ughi parce que justement, c’est un musicien dont la justesse est très frappante dans les intervalles.
Interviewer : Alors, vous parliez tout à l’heure de votre oreille indienne. Donc, elle s’est formée au fur et à mesure où vous connaissiez à fond la musique indienne, où vous l’écoutiez où vous la pratiquiez même puisque vous jouez de la Vînâ.
Alain DANIÉLOU : Oui, non, je l’ai étudié très à fond pendant un bon nombre d’années.
Interviewer : Oui, ça, j’imagine.
Alain DANIÉLOU : Et évidemment, c’est tout à fait une autre forme d’expérience.
Interviewer : Oui, alors, l’oreille a changé. Votre oreille s’est formée. Maintenant, elle ne laisse plus passer n’importe quoi.
Alain DANIÉLOU : Oui, elle s’est certainement beaucoup affinée dans certains domaines et pour cela, quelquefois, je suis révolté par des approximations.
Interviewer : L’oreille occidentale.
Alain DANIÉLOU : L’oreille occidentale ne compte plus puisqu’on les a tellement habituées à des intervalles qui sont absolument faux au point de vue de la psychologie sonore.
Interviewer : Alors cela, ce sont des notions dont on peut avoir l’instinct, même sans bien connaitre la musique, une oreille fine peut les reconnaitre ?
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Absolument, d’ailleurs, ce ne sont pas du tout des choses arbitraires. Cela correspond à des réalités psychologiques. Et quand les gens jouent ou chantent faux, ce que tout le monde a le droit de faire, on essaie de reconstruire par la pensée l’intervalle juste.
Interviewer : Oui, je chante faux, mais j’entends juste comme disait Michel Simon.
Alain DANIÉLOU : Exactement, oui, ce qui est vrai. On cherche la chose. On n’y arrive peut-être pas tout à fait, mais ce que l’on cherche, c’est certainement ce qui correspond à des données psychologiques fondamentales.
Interviewer : Oui. Alors, nous en arrivons donc maintenant. Presque tout le programme, maintenant, sera consacré à la musique orientale ou extrême-orientale, sauf la fin. Alors, vous vous êtes installé à Bénarès. Pourquoi là et comment est-ce que cela s’est décidé ?
Alain DANIÉLOU : Comme tout ce que je fais, c’est le hasard ou la chance ou la destinée. Simplement, Bénarès est un des grands centres de la culture traditionnelle. C’est là que sont les grands lettrés et aussi beaucoup des grands musiciens. C’était là que si on voulait approfondir cette civilisation, c’était le meilleur endroit.
Alors, je m’y suis installé. J’ai appris la langue avec passion comme je fais toutes les choses jusqu’à ce que vraiment je parle et j’écrive le hindi comme le français. Et puis ensuite, étudier le sanskrit qui est la langue de la haute culture et en même temps, j’étudiais auprès d’un grand joueur de Vînâ la musique. J’ai appris à jouer de la Vînâ et aussi toute cette façon de concevoir l’improvisation musicale qui est cette façon d’assimiler complètement, de s’identifier à une série sonore qui est le Raga, qui est le mode et à tel point qu’ensuite, on se promène à travers les notes de ce mode avec des fantaisies, des ornementations, mais absolument sans pouvoir en sortir. C’est vraiment une espèce de concentration très particulière de la pensée qui fait d’ailleurs que d’une certaine façon, il y a des gens qui considèrent cela presque comme une expérience de Yoga, une expérience presque mystique.
Interviewer : Et cela a duré une quinzaine d’années ce séjour là-bas ?
Alain DANIÉLOU : Oui, cela a duré fort longtemps.
Interviewer : Et cela a orienté tout le reste de votre vie tout de même.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, c’est là que j’ai fait toute mon éducation et que j’ai appris toutes les choses qui m’intéressent et que j’ai ensuite essayé d’exprimer.
Interviewer : Maintenant, quand vous repensez à ce tournant décisif, est-ce que vous pensez que c’était vraiment complètement le hasard ?
Alain DANIÉLOU : On ne peut pas dire, vous savez. Je crois, j’ai dit quelquefois : « On comprend son enfance qu’en partant de l’âge mûr, tout de même, il y a une espèce de destin qui fait qu’on suit un certain courant et peut-être qu’on a une certaine utilité. Je ne pense pas que cela soit tout à fait un hasard.
Interviewer : La musique indienne est la plus ancienne du monde ?
Alain DANIÉLOU : Ça, c’est difficile à dire. En tout cas, c’est une forme de musique qui est commune à l’Inde, au Moyen-Orient et au Monde Méditerranéen dans les périodes les plus anciennes et au fond, la théorie grecque est très proche de la théorie indienne. Seulement, évidemment, ce n’est que guère que, comme dans tous les domaines, l’Inde qui a conservé vraiment cette façon de penser et de concevoir la musique tout à fait d’une manière vivante et à un très haut niveau. Ça, c’est vraiment cette chose extraordinaire et que c’est la seule des grandes civilisations de l’antiquité qui ait survécu.
Que reste-t-il de l’Egypte ? Que reste-t-il de la Mésopotamie ? Que reste-t-il de la Grèce, même de Rome ancienne ? Tandis non, dans l’Inde, on retrouve… en fait, on ne comprend ces anciennes civilisations que si on reprend les parallèles indiens. Je crois que là, l’Inde, tout de même la culture indienne est d’une importance fondamentale même pour toutes les formes d’études de notre temps.
<MUSIQUE>
Interviewer : Alors, nous nous lançons maintenant dans le Dhrupad. C’est une musique vocale de l’Inde du Nord et nous entendrons des disques qui étaient célèbres, la Collection de l’Unesco que vous avez fondée, je crois.
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est une collection. Il y a eu d’ailleurs trois collections successivement que j’ai faites. Quand je suis revenu en Occident et que je me suis aperçu que les grands musiciens de la Vînâ n’étaient pas du tout connus. Personne ne savait. On en parlait comme si c’était du folklore. Alors, j’ai essayé de voir comment donner sa place à cette musique. Je l’ai fait par deux moyens qui, l’un, était le disque et, l’autre, l’organisation de concert pour les musiciens.
A ce moment-là, j’ai obtenu le nom de l’Unesco qui m’était très utile dans le sens que pour les pays d’Asie ou d’Afrique, c’était un nom prestigieux. Donc, pour les musiciens enregistrés, ils gagnaient du crédit dans leur pays.
Interviewer : Et ces disques sont réédités ?
Alain DANIÉLOU : On essaie de les rééditer.
Interviewer : Parce qu’on les trouve difficilement.
Alain DANIÉLOU : Oui, hélas ! Il y a des bagarres assez attristantes entre l’Institut de Berlin que j’avais fondé et l’Unesco. Les gens veulent s’approprier le travail au lieu de le continuer. C’est un peu triste, mais enfin, je pense qu’on finira. Tout le monde se rend compte que ce sont des monuments très importants et on finira par trouver le moyen de les rééditer en cassettes, en disques compacts.
Interviewer : Oui, espérons. Alors, vous avez, pour commencer, choisi un Raga Asavari.
Alain DANIÉLOU : Oui, tôt le matin.
Interviewer : Alors, je lis dans… parce que j’ai plusieurs de vos livres, mais pas tous, qui sont très savants, mais il y en a qui sont absolument accessibles notamment celui-là, où il y a aussi les poèmes qui s’appellent d’ailleurs Dhrupad aux éditions Nulle part. Alors, un Raga, cela signifie ce qui plait ou émeut.
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est cela. C’est un mode musical qui a une action psychologique définie.
Interviewer : C’est cela, mais je crois que le Dhrupad, c’est la musique la plus noble et la plus élevée, non ?
Alain DANIÉLOU : Alors, le Dhrupad, dans le cadre d’un Raga, c’est une des formes de chants qui sont les plus nobles, les plus savantes et aussi les plus expressives. C’est de la musique qui n’est pas du tout légère, mais qui, au contraire, est la musique en profondeur.
Interviewer : Evidemment, on n’entendra pas tout ce Raga. On va le prendre… je crois que vous voulez le prendre à la fin de l’âlâp. Je voudrais aussi, pour les auditeurs qui ne sont pas familiers, dire ce qu’est l’âlâp.
Alain DANIÉLOU : L’âlâp, c’est simplement une promenade musicale dans la structure du mode, sans aucune espèce d’obligation ni de cadre, ni rien. C’est vraiment une façon de vivre d’abord complètement cette ambiance. Ensuite, à l’intérieur de cela, on a des formes rythmiques ou des poèmes aussi chantés, etc. Donc, l’âlâp est une première chose pour établir l’atmosphère.
Interviewer : C’est cela. Et les interprètes, alors, qui sont très célèbres ?
Alain DANIÉLOU : Je crois qu’ici, il s’agit des frères Dagar.
Interviewer : Oui, absolument.
Alain DANIÉLOU : Alors, Mohinuddin Dagar et son frère Aminuddin ont été – on pourrait presque dire – les derniers des grands chanteurs de Dhrupad. Mohinuddin était un musicien que je considérais comme absolument sublime des grands musiciens de notre temps. Il est malheureusement mort et son frère continue un peu la tradition, mais cela n’a pas la même valeur.
Interviewer : Et il y a des dynasties de musiciens en Inde ? Beaucoup ?
Alain DANIÉLOU : Oui, toujours. La musique, tout de même, est de l’enseignement étant traditionnel, ce sont toujours des familles quelquefois qui prennent des étrangers, mais qui les assimilent à la famille, n’est-ce pas, comme Ravi Shankar s’est assimilé à la famille de son maitre Alauddin. Il a fini par épouser sa fille d’ailleurs. Et alors, cela donne des traditions et des écoles qui ont un style différent et des façons d’interpréter.
Interviewer : On peut remonter très loin, alors.
Alain DANIÉLOU : On peut remonter très loin pour certains, ce qu’on appelle des Gharanas, c’est-à-dire, des écoles traditionnelles et il y en a qui remonte – pas très loin de ce qu’on connait – mais enfin, jusqu’au XIVème ou XVème siècle. Pour l’Inde, ce n’est pas loin.
Interviewer : Dhrupad, Raga Asavari, une partie ?
Alain DANIÉLOU : Oui.
Interviewer : Evidemment, par Mohinuddin et Aminuddin ?
Alain DANIÉLOU : Dagar.
Interviewer : Dagar, voilà, extrait d’un disque de cette collection de l’Unesco. Alors, Alain Daniélou, ceux qui disent que cette musique est monotone ne disent pas la vérité parce qu’il se passe des quantités de choses.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, c’est tout un développement. Après tout, c’est comme une symphonie, enfin …. il y a toute sorte de parties qui expriment certaines idées.
Interviewer : Entre l’âlâp et ce que nous avons entendu à l’instant, évidemment…
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, l’âlâp étant essentiellement le mode, l’ambiance et puis, tout d’un coup, cette chanson Ani sunai ba suri gahana», veut dire j’arrive et j’entends le son de la flute, c’est Krishna qui joue dans le matin.
Interviewer : Oui, alors, nous ne sommes pas censés écouter cela à cette heure-ci.
Alain DANIÉLOU : Non.
Interviewer : Cela nous ferait plus de bien de l’écouter en nous réveillant, cela nous aiderait sans doute. Maintenant, nous allons revenir au raga – j’aimerais bien que cela soit vous – Sindhi Bhairavi.
Alain DANIÉLOU : Sindhi Bhairavi, oui.
Interviewer : Dont nous avons entendu quelques notes tout à l’heure, au début de l’émission, jouées au sarod par Ali Akbar Khan. Alors, le sarod ?
Alain DANIÉLOU : Le sarod est un instrument relativement récent, mais qui a une très belle sonorité, qui est très expressif. C’est un instrument sans touche, c’est-à-dire, c’est comme un violon, il faut glisser sur les cordes qui sont sur une plaque de métal et c’est un très bel instrument.
Interviewer : Relativement récent, cela veut dire quoi ?
Alain DANIÉLOU : Il n’est pas antérieur au XVIème siècle.
Interviewer : Evidemment, c’était tout à l’heure pratiquement. C’est Ali Akbar Khan au Sarod que nous écoutions, Raga Sindhi Bhairavi, pour la fin de la matinée.
Alain Daniélou, j’ai lu dans votre livre sur la musique de l’Inde du Nord que non seulement, les modes sont classés selon les heures auxquelles ils appartiennent, de l’aurore, du matin, de midi, après-midi couchant, etc., mais aussi saisonnier, ils peuvent être.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Interviewer : Ils peuvent être, et les plus importants, vous dites, sont ceux du printemps et la saison des pluies. Alors, ce qui est très bizarre, c’est que vous écrivez : « Il existe aussi des modes associés à des phénomènes naturels tels que la pluie et le feu et dont la puissance d’évocation est considérée comme très forte, et la légende veut qu’un célèbre musicien, Gopal Nâyaka, forcé par l’empereur Akbar à chanter le mode du feu, mourut des brûlures par les flammes qui sortirent de tout son corps ».
Et aussi encore aujourd’hui, que beaucoup de gens considèrent que le mode des pluies chanté hors de saison peut provoquer des averses. Maintenant, en ce moment, ce n’est pas le cas.
Alain DANIÉLOU : Oui, en tout cas, mon maître n’a jamais voulu jouer pour moi le mode du feu, il avait peur. Il m’a expliqué comment c’était et qu’est-ce qu’il fallait faire, mais lui-même n’a jamais voulu l’exécuter.
Interviewer : Vous vous êtes bien gardé d’essayer, vous aussi, sans doute.
Alain DANIÉLOU : Oui, enfin, c’est inutile. Mais le mode des pluies, pourquoi pas ? Autrefois, ici, dans l’église catholique, on faisait des rogations aussi pour faire venir la pluie, des chants, qui pourraient invoquer les divinités et vous amener la pluie. Est-ce que c’est efficace ? Ce sont des choses mystérieuses.
Interviewer : Tout ce que nous entendons, c’est la musique de l’Inde du Nord.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Interviewer : Alors, sur les deux grandes, Inde du Sud et Inde du Nord, c’est très différent ?
Alain DANIÉLOU : Oui, ce sont en fait des musiques théoriquement qui ont une théorie similaire, mais qui sont probablement d’origines profondément différentes et de styles absolument différents. Moi, j’ai vécu dans le Nord et la musique que j’aime vraiment, c’est la musique du Nord.
Interviewer : Mais, tout ce que nous entendons, c’est tout de même Dhrupad ?
Alain DANIÉLOU : Ah non.
Interviewer : Non, là maintenant, le Raga Alri lalita
Alain DANIÉLOU : Non, c’est un développement du Raga, mais le Dhrupad est une forme chantée.
Interviewer : Tout à fait différent, oui. Uniquement chanté.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais enfin, il y a des équivalents.
Interviewer : Oui, c’est cela. Et d’ailleurs, pendant qu’on écoutait le sarod, je me demandais si le rêve des chanteurs n’est pas d’avoir un instrument réellement dans la voix.
Alain DANIÉLOU : C’est-à-dire, la voix est l’instrument principal dans la musique de l’Inde et au fond, les instruments à voix ou à corde copient la voix.
Interviewer : Copient la voix et non le contraire.
Alain DANIÉLOU : Et non pas le contraire. Et fondamentalement d’ailleurs dans la musique religieuse, ce n’est pas permis. La musique la plus ancienne se contente du rythme des tambours et de la voix.
Interviewer : Et quand on dit la plus ancienne, cela remonte à… ?
Alain DANIÉLOU : Cela remonte à des millénaires sûrement.
Interviewer : Alors, Ravi Shankar au Sitar et Chatur Lal Tablâ. Ravi Shankar est un de vos amis de longue date.
Alain DANIÉLOU : Oui, de très longue date. Je l’ai connu avant qu’il étudie la musique.
Interviewer : Et sur ce livre « La Musique de l’Inde du Nord », il y a un très jeune homme, adolescent, très beau d’ailleurs, vraiment sa position est très gracieuse, qui lui, qu’on connait plutôt généralement plus âgé ?
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est qu’il y a très longtemps.
Interviewer : Vous l’avez connu là-bas ?
Alain DANIÉLOU : Oui, à cette époque-là où j’ai fait cette photo…
Interviewer : C’est vous qui avez fait la photo ? Enfin, cela date de ce moment-là ?
Alain DANIÉLOU : Oui, de ce moment-là et il s’essayait un peu à la musique dans la troupe de son frère, le danseur Uday Shankar. Mais, il n’avait pas commencé à étudier sérieusement la musique, ce qu’il a fait seulement quelques années plus tard.
Interviewer : Musique d’Iran, musique persane, un poème de Saadi, chanté par Golpayegani, accompagné au Tar par Nour Ali Boroumand. C’est assez triste d’écouter cela, non ?
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est désolant.
Interviewer : Dans votre texte, vous parlez de ce pays comme le berceau des plus grandes cités les plus anciennes, cités et civilisations.
Alain DANIÉLOU : Tout d’un coup, des grandes civilisations sont livrées aux barbares, aux fanatiques qui détruisent tout avec une sottise incroyable.
Interviewer : Alain Daniélou, le Japon procède pour vous de la même démarche. Vous avez pris votre Nagra.
Alain DANIÉLOU : Au Japon, je n’avais pas besoin même d’enregistrer moi-même parce que là, on avait des possibilités aussi d’enregistrer. En fait, j’ai fait de longs séjours au Japon. C’est aussi une civilisation extraordinaire avec des ressources souvent insoupçonnées, qui sortent une chose après l’autre, ce qu’il y a dans cette culture qui elle, heureusement, n’a pas été détruite alors qu’en Chine, il reste très peu de choses. Le Japon a vraiment été dans ce sens très privilégié.
Interviewer : Alors, ce que vous avez choisi, c’est du Gagaku. Alors cela, c’est la musique qu’on n’a pas entendue pendant des siècles.
Alain DANIÉLOU : C’était la musique de cour.
Interviewer : Réservée à l’Empereur, non ?
Alain DANIÉLOU : A l’Empereur, mais il ne faut pas quand même… c’est un peu de la légende parce qu’il y avait aussi des groupes de Gagaku dans certains temples. Donc, ce n’était pas une musique. C’était le Gagaku impérial qu’on ne pouvait pas entendre, mais du même genre, il y avait d’autres écoles. Mais enfin, c’était toujours une musique de caractère assez sacré.
Interviewer : Et qu’est-ce que vous pensez, vous, de cette musique, le Gagaku ?
Alain DANIÉLOU : Pour moi, évidemment, c’est plus difficile. On n’entre pas dans la musique japonaise ou chinoise comme on entre dans la musique indienne. C’est une sensibilité tout de même un peu différente de la nôtre.
<MUSIQUE>
Mais avec un peu de pratique, on arrive à apprécier. Comme toujours, c’est par les sommets qu’on peut communiquer. Ce n’est pas au bas niveau. C’est là où très souvent, les gens se trompent en disant qu’il faut adapter les choses pour les faire comprendre, pour les réduire à la compréhension occidentale. C’est tout à fait faux. Ce n’est que vraiment devant le chef d’œuvre qu’on reste toujours, quelles que soient ses origines et sa culture, ébloui.
Et c’est tout de même une des formes orchestrales probablement les plus anciennes qui existent, en plus, une musique est toute une musique composée et écrite bien avant que cela n’existe en Occident. C’est tout de même assez intéressant pour nous.
Interviewer : Alors, ici, ce que vous avez enregistré, c’est l’orchestre justement du palais impérial de Tokyo. Le ryko du Gagaku, par l’orchestre du palais impérial de Tokyo, toujours extrait de cette collection de l’Unesco, cette « Anthologie musicale de l’Orient » créée par Alain Daniélou.
Alors, les chiffres et les sons dans cette musique japonaise ?
Alain DANIÉLOU : C’est comme partout. C’est très difficile de parler de théorie musicale tant que les bases ne sont pas définies. Or, je crois qu’hélas, dans tout ce qu’on appelle musicologie, aujourd’hui, on ignore complètement ce phénomène très curieux qui sont les codes de transmission de notre oreille à notre cerveau et qui créent l’émotion que nous ressentons dans la musique.
Donc, pour essayer de comprendre tous les systèmes musicaux, il faudrait repartir sur des bases complètement différentes et qui se basent sur une réalité audio-psychologique et qui n’a jamais été du tout envisagé. A ce moment-là, on s’apercevrait tout d’un coup qu’il y a des choses et c’était commune entre tous les systèmes musicaux parce qu’ils sont des réalités humaines.
Interviewer : Et là, je ne peux pas m’empêcher de penser aux recherches de Jean-Sébastien Bach. Enfin, on sait que les chiffres l’intéressaient beaucoup. Il y a eu des études là-dessus. Vous l’avez suivi ?
Alain DANIÉLOU : Pas beaucoup, mais enfin, je sais que Bach, par exemple, sur son orgue, avait deux touches pour le La parce qu’il n’acceptait pas de modes tempérés pour l’orgue, alors qu’il a fait tout son œuvre pour le clavecin tempéré et en effet, ces pièces pour l’orgue sont écrites seulement dans quelques tonalités pour avoir lui aussi des intervalles justes.
Interviewer : Alors, Alain Daniélou, après ces longs séjours en Orient et en Extrême-Orient, vous êtes revenu en Europe et vous vous êtes fixé en Italie et non pas en France. Est-ce qu’il y a une raison précise ou bien… ?
Alain DANIÉLOU : Oui, parce qu’au fond, l’Italie reste le seul pays vraiment païen malgré la présence du Vatican et je m’y sens beaucoup plus à mon aise. Il y a un fond d’humanité qui est au fond pas tellement différent d’une humanité orientale où, je veux dire, la religion est une question de rites ou de magies ou de superstitions, ce qui est la vraie religion, et pas du tout de moral. Donc, il y a aussi dans l’Italie des endroits magiques et des endroits sacrés, tout à fait comme dans l’Inde, et ce sont des endroits où je me trouve bien.
Interviewer : Que vous connaissez.
Alain DANIÉLOU : Que je connais bien.
Interviewer : Et je crois que vous connaissez aussi Sylvano Bussotti qui habite pas loin de chez vous, non ?
Alain DANIÉLOU : Mais oui, c’est vrai.
Interviewer : Près de Rome, dans la campagne romaine.
Alain DANIÉLOU : Dans la campagne romaine, oui, et nous nous voyons assez souvent. C’est un des rares musiciens justement qui s’est intéressé aussi à mes recherches et a même fait des œuvres en utilisant mon fameux instrument et mes 52 sons. Quelle que soit sa musique en général, en tout cas, il a une ouverture de ce côté-là et je crois qu’il a une vraie sensibilité, ce qui est la chose la plus importante pour moi.
Interviewer : Alors, à la fin de cette émission qui était une gageure parce que faire entendre des musiques pour lesquelles la notion du temps est tellement vaste et les raccourcir, passer des extraits. « Siciliano » extrait de Memoria de Sylvano Bussotti pour 12 voix d’hommes interprétées par la Schola Cantorum de Stuttgart, sous la direction de Clytus Gottwald terminait cette émission, « Comment l’entendez-vous ? Des chiffres et des sons » par Alain Daniélou dont nous fêtions avec un peu de retard le 80ème anniversaire ? Et la semaine prochaine, notre invité sera Vincent Bioulès.