Transcription
Présentateur : Il est bientôt une heure du matin sur France Musique et contrairement à nos habitudes, ce n’est pas en compagnie du programme Hector que nous serons, mais en compagnie de Caroline Bourgine qui nous convient à une nuit indienne, toute la nuit sur France Musique. Bonsoir Caroline.
Caroline BOURGINE : Oui, bonsoir ou bonjour. C’est un nocturne indien auquel je vous convie effectivement cette nuit. Une invitation aux voyages, un voyage intérieur en compagnie d’Alain Daniélou à qui nous allons rendre hommage.
Alain DANIÉLOU : Le musicien occidental pour l’Oriental que je suis devenu, semble toujours créer une sorte d’objet musical. Et ceci est une notion totalement étrangère à un musicien indien qui vit une espèce d’expérience qui n’est pas déterminée dans le temps. C’est un voyage, une découverte que l’on fait chaque fois dans un monde musical particulier, un état d’âme ou une façon de s’exprimer. Et l’approche est absolument contraire parce que c’est une expérience tout à fait intérieure, ce qui fait qu’il y a toujours un certain lien d’ailleurs avec une expérience mystique. C’est vraiment une concentration extraordinaire et une espèce de promenade dans les sons, dans les sentiments en recherchant des points sensibles qui vous permettent d’évoquer des idées, des paysages, des émotions.
L’hindouisme n’est pas une religion dans le sens où nous l’entendons. C’est une attitude devant la vie et une forme de pensée qui est beaucoup plus philosophique que ce que nous appelons « religieux ». Chez les hindous, on ne sépare pas la notion de sciences de la notion de métaphysique et de la notion de spiritualité. Tout ceci, ce sont des aspects, des degrés dans la connaissance de la création.
Il ne faut pas oublier qu’à aucun moment, des divinités hindoues ne représentent des personnes agissantes. Ce sont des symboles de niveaux dans l’ordre cosmique que, par exemple, en cosmologie, le symbole que l’on appelle « Vishnou » représente la force centripète, tout ce qui réunit les choses ensemble, tout ce qui les condense. C’est pourquoi les gens qui veulent accumuler de la richesse sont vishnouiques. Tandis que Shiva, c’est au contraire la force centrifuge. Celle par quoi tout se dissout peu à peu dans l’espace absolu. C’est aussi le dieu de la destruction, de la mort, mais aussi de la connaissance transcendante. Et dans ce sens-là, rien n’existe que par un contraste de ces deux forces que nous retrouvons dans les atomes, dans les systèmes solaires et jusqu’en nous-mêmes, dans tous les aspects de notre être.
Caroline BOURGINE : Il y a deux ans s’éteignait au mois de mars Alain Daniélou à l’âge de 84 ans et comme il écrivit lui-même dans un ouvrage autobiographique « Le Chemin du Labyrinthe » : « On peut faire de tout homme plusieurs portraits discontinus et contradictoires. Pour ma part, je me suis donné totalement aux présents les plus divers, aux activités les plus hétéroclites. Pourtant, il me semble aujourd’hui que le destin m’attendait à chaque tournant, qu’il s’est servi de moi et m’amenait à jouer un certain rôle sans que je ne l’aie jamais ni voulu ni choisi ».
Alain Daniélou est un lien entre deux civilisations dont l’œuvre s’est projetée dans une multitude de directions. Il est initiateur comme tous ceux qui permettent de ne jamais s’en tenir à une attitude définitive et qui, de ce fait même, font avancer.
Les mondes de la musique indienne seront toute cette nuit à l’image même de divers états d’âme. Le poète Tagore nous dit : « Laissez votre vie danser avec la légèreté sur les bords du temps comme la rosée à la pointe de la feuille. » Ravi Shankar fera ainsi le premier raisonner en toute légèreté son sitar. Puis, nous écouterons Nagesh Vara Rao, joueur de Vînâ, comme le fut lui-même Alain Daniélou. Nous évoquerons alors cet univers du poète Rabindranath Tagore qui nous mènera vers une danse du serpent, interprétée à la flute par Mahalingam. Il sera temps d’aller voguer encore vers d’autre climat avec Narendra Bataju et Ram Narayan.
Vers trois heures et demie de la nuit profonde, à la clarté diffuse des étoiles, les frères Dagar entonneront leur chant Dhrupad. Une heure de grâce et d’élégance à laquelle succèdera la voix de la chanteuse Lakshmi Shankar accompagnée au violon par son gendre Subramaniam. Avant que le jour ne se découvre, la danse du Bharata Natyam nous éveillera et le shehnai de Daya Shankar nous conduira vers les premières lueurs du matin en compagnie de Vinay Bhide, puis de Vilayat Khan et pour nous quitter, de Ram Narayan encore au son du Sarangi pour un raga de l’aurore.
Ayant le rare privilège d’être le seul occidental avec lequel Alain Daniélou – comme il le dit lui-même – se soit toujours senti profondément en accord, Nicolas Nabokov, le cousin du père de Lolita, nous offre son premier regard portrait.
Nicolas Nabokov : Alain Daniélou était pour moi une espèce de mythe hindou, plus mythe que l’Inde elle-même. Je savais qu’il avait quitté à ce moment-là Bénarès et qu’il s’était installé près de Madras dans un endroit qui appartenait à des théosophes qui s’appelait Adyar. Et un jour, on m’avait demandé de faire une conférence sur la comparaison de la musique indienne avec la musique occidentale et puis, est venu vers moi à la fin de la petite conférence que j’ai donnée et auquel je crois que très peu de gens ont compris quoi que ce soit – moi, peut-être le premier – est venu quelqu’un qui parlait tout de suite ma langue, c’est-à-dire la langue d’un musicien, la langue de quelqu’un d’intuitif et la langue de l’intelligence mélangée avec une espèce de rare gentillesse et une rare élégance de pensée.
On lui a demandé à cette personne qui était Alain Daniélou de dire quelques mots sur notre conférence. Or, dans la conférence, je me rappelle, j’avais dit une phrase en disant : « Avant de comparer des phénomènes, il faut les connaître. » et c’est cela qu’a repris Alain Daniélou en anglais et a donné une conférence, mais vraiment avec des petits coups de fouet dans leur conférence en disant qu’on compare trop souvent des phénomènes qu’on ne connaît pas du tout et qu’il faut connaître aussi le terrain humain et historique d’où sortent ces phénomènes. Si on ne les connaît pas, on va à la dérive.
Vous savez, on vous épuise en vous faisant entendre les mauvais chanteurs, les mauvais musiciens, voire les mauvais danseurs. Cela fait des jets avec les yeux, cela fait des mouvements avec les pieds en faisant des sonorités, de petites sonnettes de cloches d’ânes et ce sont des ânes et des ânesses qui le font. Et il a tout de suite dit : « Non, il ne faut pas voir cela, mais il faut voir cela et il faut voir cette personne danser. »
C’est, par exemple, là que j’ai entendu pour la première fois de la bouche d’Alain Daniélou le nom de la grande danseuse indienne Balasaraswati. C’est aussi de la bouche d’Alain Daniélou que j’ai entendu des tas de noms de musiciens indiens et pas seulement indiens. J’étais étonné.
Je me rappelle très bien le premier soir quand je suis rentré dans mon hôtel à Madras et où, en me couchant, je me suis dit : « Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ce personnage ? » C’est comme si on avait affaire à quelqu’un qui a des longues antennes et que ses antennes couvrent presque tout le monde oriental avec une perception immédiate comme ce qu’on appelle en anglais avec un « inside ». Tu es précis.
Caroline BOURGINE : Interrogé par Marie Hélène Baconnet, Nicolas Nabokov qui avait, selon Daniélou, cette légèreté de l’âme qui donne une véritable compréhension du sacré. Shiva est le dieu de l’univers, le seigneur des créatures, des arbres, des animaux aussi bien que des hommes. Dans ces temples, on y vénère un phallus dressé, source de vie, mais aussi symbole de la volupté, du plaisir, image de l’état divin.
Ce dieu était bien celui que je cherchais obscurément et pressentais depuis mon enfance. Le protégé de Shiva, Shiva Sharan, tel fut le nom que lui donna le Brahman qui initia Alain Daniélou à l’hindouisme. En 1978, Alain Daniélou était interrogé par Jacques Brunet.
Alain DANIÉLOU : Vous savez, moi, j’ai vécu dans l’Inde pendant nombreuses années et j’y ai étudié la musique comme un étudiant indien. Et quand je suis revenu dans le monde occidental après une vingtaine d’années, j’étais complètement surpris de l’ignorance totale qu’il y avait à cette époque non seulement de l’existence d’une musique, mais de la qualité que pouvaient représenter certaines formes de musique. Cela paraissait à l’époque une chose complètement absurde d’intéresser un public pas d’ethnologues, mais un public de musiciens, un grand public de mélomanes à des choses comme la grande musique indienne.
Jacques BRUNET : Et cela a été la bombe Ravi Shankar, bombe que vous avez lancée si j’ai une bonne mémoire.
Alain DANIÉLOU : Je crois qu’en effet. Moi, j’ai connu Ravi Shankar quand il était étudiant. J’ai très bien connu son maitre et je crois que c’est moi qui ai fait les premiers enregistrements de Ravi Shankar, comme d’ailleurs de beaucoup. D’ailleurs, ce n’était pas entièrement de ma faute, si j’ose dire, parce que les appareils d’enregistrements ne sont devenus accessibles, enfin, n’ont existé qu’après la guerre. Et moi, je me suis précipité à ce moment-là à New York et je me suis procuré les premiers appareils d’enregistrements de qualité. J’avais d’abord eu des appareils sur fil qui, malheureusement, ne servaient à rien, mais j’ai eu ensuite d’énormes appareils très encombrants mais qui m’ont permis à ce moment-là déjà de faire des enregistrements qui restent valables aujourd’hui, qui étaient vraiment des appareils très intéressants.
Je me suis tout à fait passionné par ce travail qui était de révéler à l’extérieur de leur pays et même souvent dans leur pays de très grands artistes qui étaient négligés. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui justement, d’abord il y a beaucoup d’autres que moi qui ont entrepris ce travail, qui le font très bien, se sont intéressés très profondément à diverses civilisations, et que le problème de base n’existe plus, je crois.
On peut dire qu’aujourd’hui, il y a un intérêt universel, mais tout de même, il y a une grande ouverture et le problème devient plutôt un petit peu le contraire, de préserver la grande culture d’une invasion de choses médiocres faites des semi-amateurs, par des techniciens qui ne connaissent pas la culture, qui ne connaissent pas la langue. Et en fait, notre bataille aujourd’hui pour les collections que nous produisons, les collections de l’UNESCO, est de faire un choix et d’être fortement sur la défensive, de ne vraiment présenter que des choses qui représentent une valeur d’art réel. L’époque colonialiste a créé dans le monde entier une espèce de mépris obligatoire, en quelque sorte.
Jacques BRUNET : Inévitable.
Alain DANIÉLOU : Inévitable dans chaque pays. Il n’y avait de grand, de bien, il fallait que les gens parlent une musique occidentale, se vêtissent à l’occidental, mangent comme des occidentaux. Il y avait ce complexe. Et pour faire comprendre qu’ils avaient plus à eux-mêmes à gagner à conserver leur personnalité, qu’il y avait plus de publicités pour eux, il fallait se donner beaucoup de mal.
Je sais, par exemple, dans des pays comme l’Iran, j’ai eu beaucoup à me bagarrer en quelque sorte pour créer cet intérêt et le fait que des artistes deviennent internationaux, immédiatement, leur donnent une valeur considérable dans leur pays, mais c’est vrai aussi chez nous.
Caroline BOURGINE : Alain Daniélou reçut une petite Vînâ alors qu’il vivait à Bénarès par Shantou Babou, considéré alors comme l’un des meilleurs joueurs de Vînâ de l’Inde du Nord. Alain Daniélou suivit son enseignement durant six années. Voici ce qu’il raconte de cette période dans ses mémoires :
« Le travail était très astreignant car Shantou Babou n’acceptait de jouer les ragas qu’aux heures prescrites. Ce n’est qu’au bout de deux ans que j’ai obtenu de jouer quelques instants devant mon maitre. Il me donna quelques conseils. Il me dit que mon jeu était abominable, mais déclara par ailleurs à ses fils qu’il était fort satisfait. »
Au bout de quatre ans, tout en me répétant que je n’étais bon à rien, Shantou Babou disait à qui voulait l’entendre : « C’est mon meilleur élève, le seul qui puisse continuer ma tradition. » La Vînâ est le plus ancien instrument indien à corde. Il serait, selon certains, d’origine égyptienne. Dans le Sud de l’Inde, il est dédié à Saraswati, la divinité hindoue des arts, de la connaissance, de la musique et de la parole.
Voyageur, dois-tu déjà partir ?
La nuit est tranquille et les ténèbres défaillent sur la forêt.
Les lampes sont brillantes sur notre balcon, les fleurs sont fraiches et les jeunes yeux s’éveillent à peine.
Le temps de ton départ est-il déjà venu ?
Voyageur, dois-tu déjà partir ?
Le cœur de l’esprit d’insomnie, le cœur de la nuit t'a-t-il déjà touché ?
Autant de questions posées par le poète Rabindranath Tagore, lui qui reçut dans les années 30 dans son refuge de la paix, le Shantiniketan, Alain Daniélou, le seul lieu où, dit-il, pouvait se rencontrer des européens et des indiens sur un plan d’égalité.
Alain DANIÉLOU : Tagore était un poète. Il détestait l’éducation. Il avait prouvé qu’il fallait avoir un endroit où les enfants, les jeunes gens étaient rois. Dans l’université de Tagore, les cours avaient lieu sous les arbres, chaque professeur avait un arbre et on ne punissait jamais les élèves, on punissait les professeurs. Les enfants faisaient absolument ce qu’ils voulaient.
En fait, ils travaillaient très bien et beaucoup des personnalités qui ont joué ensuite un rôle très important dans la vie de l’Inde, dans la vie politique et la vie littéraire, ont passé par cet endroit qui, au fond, était le seul endroit, on pourrait dire, la seule école moderne parce que dans l’Inde, d’un côté, il y a l’enseignement traditionnel auprès des lettrés qui est une chose très stricte, très sévère, très en dehors de tout ou bien, il y avait les écoles anglo-saxonnes où les gens apprenaient l’anglais, il ne savaient plus rien de ce qu’était leur propre civilisation et j’y ai passé un certain temps.
Puis ensuite, d’ailleurs, Tagore, à ce moment-là, nous a chargé d’une mission auprès de ses amis pour rechercher des fonds et les amis de Tagore s’appelaient Paul Valéry, Romain Roland, Benedetto Croce, des tas de gens, André Gide. Des gens, en somme, forts intéressants.
Et après un séjour dans l’Inde qui m’a énormément intéressé, je suis revenu en Europe et j’ai aussi pris contact avec les amis de Tagore, ce qui était très amusant et puis ensuite, je suis retourné dans l’Inde diverse fois et finalement, j’y suis resté, pas chez Tagore mais dans la vraie Inde, c’est-à-dire, à Bénarès.
Caroline BOURGINE : Pour Alain Daniélou, le premier élément à réaliser pour comprendre la musique modale est qu’elle est construite par rapport à une tonique fixe. La tonique est comme une onde porteuse qui transmet d’autres ondes. Elle établit un niveau sonore constant. Elle est le point de référence invariable qui permet de reconnaitre avec exactitude des intervalles précis et des différences d’intervalles très petites. En 1976, à l’occasion d’une soirée indienne au Studio 104 de la maison de Radio France avec de grands maitres de la musique comme Narendra Bataju ou Pandit Ram Narayan que nous pouvons écouter dans quelques instants. Daniel Caux avait à ses côtés Alain Daniélou, une occasion privilégiée de réviser tout le glossaire de la musique indienne sans sophistication avec cette première question : « Qu’est-ce qu’un raga ? »
Alain DANIÉLOU : Un raga est défini de toutes sortes de façons qui, pour nous, paraissent un petit peu curieuses, dans le sens qu’un raga veut dire un état d’âme. Il s’agit de créer les éléments musicaux, les structures de base qui vont permettre d’exprimer un certain état d’âme. Et il se trouve que ces certains états émotionnels sont très liés à certains intervalles musicaux.
Nous, nous savons un tout petit peu qu’un mode mineur pour nous était moins gai peut-être qu’un mode majeur, enfin, nous voyons une certaine différence. Mais, dans un système comme le système hindou qui est beaucoup plus riche au point de vue des gammes et des possibilités d’intervalles, nous avons tout un choix de possibilités pour construire, disons, une gamme d’une série de sons correspondant à un certain genre de sentiment. C’est cela qui est la base même du raga, qu’on va pouvoir définir comme une gamme, mais on se sert d’une musique de l’Inde d’intervalle très subtil. En fait, nous nous en servons aussi dans notre musique, mais nous n’en sommes pas conscients.
Si on fait des analyses d’un très bon chanteur de Lieder, par exemple, on s’aperçoit qu’il ne se sert pas toujours du même Si bémol, mais il le fait par instinct. Dans la musique indienne, ces intervalles subtils sont très définis et, par exemple, le maitre de musique ne vous dira pas : « Dans ce mode, vous utilisez une tierce harmonique ou vous utilisez une tierce pythagoricienne. » Non, il vous dira : « Vous utilisez la tierce qui est agressive ou la tierce qui est amoureuse. »
En vous mettant dans l’état d’esprit qui correspond à ce sentiment, automatiquement, vous arrivez à la justesse de l’intervalle. Donc, il y a une échelle de, théoriquement, une soixantaine de sons dans une octave dont 22 sont principaux, que l’on va choisir et sur lesquels on va établir cette structure de base qu’il faut assimiler et qui est fait par rapport à un son fixe : une tonique qui doit être toujours tenu et ceci est la caractéristique de la musique modale. C’est pourquoi on ne peut pas avoir d’harmonisation ou de polyphonie complexe puisqu’on doit toujours se référer à un son unique.
Ceci, psychologiquement, a une très grosse importance parce que si, par exemple, vous utilisez dans un raga, disons, un La bémol très sensible, très triste, très mélancolique, il sera toujours – puisque votre tonique est fixe – exactement le même son. Donc, il y a cette identification du son, de la hauteur du son et de la valeur de l’intervalle, et de la valeur du sentiment. Ce qui fait que, psychologiquement, on va vous bombarder peu à peu avec certain son qu’on vous fera attendre, sur lequel on va insister, et alors votre état de réceptivité est très augmenté et l’effet que peut avoir un raga quand il est très bien joué par un grand musicien sur un auditoire est quelque chose de tout à fait extraordinaire.
Quand on dit qu’autrefois, les grecs considéraient qu’il y avait des modes qui vous rendaient sensuels et d’autres qui vous rendaient courageux, que jusqu’au Moyen-Age, on interdisait certains modes dans l’église parce qu’on les considérait, on dirait aujourd’hui, comme pornographiques, ce n’est pas du tout faux, mais on ne peut pas l’expérimenter sauf dans un système comme celui des ragas dans lesquels il y a cette identification du son et du sentiment.
Caroline BOURGINE : L’alâp signifie en sanscrit, littéralement, sans parole et selon Daniélou ?
Alain DANIÉLOU : C’est le prélude dans lequel on établit le climat émotif du mode sans du tout avoir de fioritures, sans avoir de rythmes très définis. On établit simplement le climat très lentement jusqu’à ce que le musicien et l’auditoire soient bien dans l’humeur, après quoi on se permet de faire toute sorte d’acrobaties musicales et d’autres choses, mais l’alâp est toujours la partie essentielle qui établit l’état d’âme du mode.
Après, l’alâp proprement dit qui, lui, est pratiquement arythmique, vous avez ces premières formes de développement où l’on se sert de la corde de tonique pour donner des éléments rythmiques avant que n’interviennent les tambours.
Daniel CAUX : C’est cela et cela, c’est le Gat.
Alain DANIÉLOU : Oui, le Gat veut dire une variation. On peut y avoir plusieurs Gats. En général, il n’y a pas de Gat si l’on fait un véritable développement du raga parce que cela dure très longtemps. Mais dans le monde moderne, c’est généralement difficile de jouer un raga pour quatre ou cinq heures de suite. Donc, on a un Gat qui est une espèce de formule réduite et caractéristique du raga, une variation, disons.
Caroline BOURGINE : Je vous propose de retrouver maintenant un des grands concerts de cette nuit indienne en hommage à Alain Daniélou avec Narendra Bataju au sitar, Krishna Govinda au tabla et Devi Shâkuntalâ au tamboura. La suite de ce concert est tout autant prestigieuse puisqu’elle va nous donner à entendre le maitre de Sarangi, Ram Narayan. Daniel Caux qui présentait à l’époque ce concert faisait le point d’une manière toute pédagogique sur cet instrument avec Alain Daniélou.
Alain DANIÉLOU : Le Sarangi qui est un instrument à cordes de la famille du violon est un instrument de très riche sonorité. C’est un instrument à archet et qui est juste habituellement utilisé pour accompagner le chant. Et c’est seulement récemment – relativement récemment – que différents musiciens ont cherché à utiliser cet instrument comme instrument de soliste, et parmi eux, Ram Narayan est évidemment le plus célèbre aujourd’hui. C’est un musicien très exceptionnel.
En fait, on peut même dire que c’est un original parce qu’il est très autodidacte. C’est un musicien très créatif et qui, au fond, n’appartient pas exactement à une des grandes traditions, mais cela inspire de différents styles et évidemment a une technique remarquable, un brio extraordinaire. Il est très contesté par les puristes, mais ne restent pas moins un très grand musicien.
<MUSIQUE>
Pour un brahmane, même de jouer d’un instrument ou de chanter est considéré comme une faute grave. Ce n’est pas son rôle. Dans des périodes assez tolérantes, on a eu des gens de hautes castes, soit des brahmanes, soit des princes, qui ont pratiqué la musique. Mais à ce moment-là, comme c’est toujours dans les règles de caste, il faut que cela soit uniquement pour son plaisir ou celui de ses amis, qui n’a aucun caractère professionnel. Parce que tout de même, un des points essentiels et la grande force du système des castes, c’est que c’est une société corporative, c’est-à-dire on n’a pas le droit de prendre le travail d’une autre corporation. Donc, les corporations sont à la fois limitées, c’est difficile aux gens de sortir de leur métier familial, mais en même temps, ils ont une sécurité qui n’existe pas dans notre société.
Je crois que c’était aussi comme cela dans une grande mesure jusqu’au Moyen-Age en Europe avec les corporations et il ne faut pas croire que cela présente une échelle sociale où les gens se sentent inférieurs ou supérieurs. Les gens sont absolument fiers de leur race, de leur caste, de la profession familiale. Pour les danseurs de kathakali et le théâtre, par exemple, on dédie des enfants quand ils ont cinq ou six ans. On les donne au groupement, à la caste qui a cette profession, qui est d’ailleurs liée d’une certaine façon aussi avec le temple et la religion. A ce moment-là, ils font partie d’une corporation particulière et à ce moment-là, ils ont le privilège de cette corporation, mais naturellement, ils ne peuvent pas retourner dans une autre profession, dans une autre caste.
Caroline BOURGINE : Je vous rappelle qu’Alain Daniélou fut lui-même un joueur de Vînâ, un instrument qu’il pratiqua quotidiennement pendant 15 ans lors de son long séjour à Bénarès.
Alain DANIÉLOU : Il y a eu une période très dangereuse pour la musique et pour la danse dans l’Inde où vraiment les pouvoirs publics exigeaient qu’on ne s’intéresse qu’à des formes occidentales. Il y a cette tendance, malheureusement, un peu partout dans le monde. Et les troupes qui appartenaient soit à un village, soit à un petit prince local, étaient assez négligées et avaient tendance à dégénérer, à se moderniser. Il y a eu une fameuse troupe de Trivandrum où ils avaient supprimé les masques, où ils avaient changé les costumes et la chose dégénérait à une très grande vitesse.
Alors, il y a eu ce grand poète du Kerala qui s’appelait Vallathol que j’ai très bien connu et qui a créé alors ce centre qui est devenu la grande école de Kathakali, Kerala Kalamandalam. Il a été entièrement l’œuvre d’un seul homme qui s’est profondément intéressé à cet art traditionnel, a retrouvé tous les grands maîtres, les a réunis et a pris une formation extrêmement stricte, récupérait des anciennes couronnes ou toutes les choses et a établi ce centre qui, évidemment, parce qu’il a eu un certain succès, a été peu à peu reconnu par les pouvoirs publics. Mais le Kalamandalam n’a été reconnu par le gouvernement de l’Inde qu’après que nous avons organisé sa première tournée à l’étranger. D’abord au Japon et puis en Europe.
Alors, tout d’un coup, les espèces de gens qui disent : « Voilà le Nouvel Delhi », se sont aperçus que c’était un atout culturel. Avant, ils ne l’avaient jamais pensé. Ils pensaient qu’ils devaient s’occuper de l’orchestre symphonique du Bombay, de choses comme cela, de choses incroyables. Mais cette mentalité est l’effet du colonialisme et il se trouve partout et c’est pourquoi il est tellement important de donner une réputation internationale aux grandes formes d’art traditionnel. Et là, nous avons tous une responsabilité en quelque sorte.
Caroline BOURGINE : Alain Daniélou à qui nous rendons hommage toute cette nuit, fit indépendamment de nombreux enregistrements de musiciens de très importantes innovations en matière de musique indienne. Outre la direction d’une collection de disques à l’UNESCO, il créa, lorsqu’il rentra définitivement en Europe, un institut à Berlin pour la diffusion des systèmes musicaux extra-européens et ce, sur une proposition de l’ami de toujours Nicolas Nabokov. C’est ainsi que naquit en 1963 un institut international d’études comparatives que Daniélou dirigea une douzaine d’années. Ainsi, des spécialistes des musiques indonésiennes comme Jacques Brunet restèrent deux années à l’institut, ou encore Simha Arom, Christian Poché, ou Habib Touma qui révéla le grand musicien de Bagdad, Munir Bashir.
Puis, Daniélou s’en fut à Venise créer un nouvel institut aidé par la fondation Ford. Ce fut une nouvelle impulsion qui dynamisait un secteur jamais jusqu’alors sérieusement envisagé les festivals avec, comme l’écrit toujours dans ses mémoires, Alain Daniélou, des personnages un peu mystérieux qui contrôlaient toute la vie musicale en Europe telle Stockhausen, Jerzy Grotowski, Maurice Fleuret, Claude Samuel ou encore Ninon Karlweiss. C’est justement dans un entretien accordé à Maurice Fleuret que nous retrouvons Alain Daniélou sur les raisons qui l’amenaient précisément à fonder ces instituts.
Alain DANIÉLOU : J’ai eu l’impression que toutes les civilisations autres que l’Occidentale étaient terriblement menacées et que la seule façon d’aider non seulement les musiciens mais les autres aspects de la culture, était d’essayer de les réhabiliter en quelque sorte sur le plan international, et j’ai pensé que la musique était peut-être le moins dangereux. Si nous nous attaquons aux institutions sociales à la religion, nous rencontrons une opposition peut-être un peu plus violente parce que les gens ne prennent pas la musique tellement au sérieux.
Donc, je me suis concentré sur la musique et j’ai créé cet institut à Berlin qui a pour but justement de faire connaître, de donner leur chance à des grands musiciens des différents pays d’Asie et je crois qu’en une dizaine d’années, nous avons fait des progrès extraordinaires. Les disques, puisque j’édite toutes ces collections de disques de l’UNESCO et maintenant, cela parait une collection parmi les autres, mais il ne faut pas oublier que c’était la première collection, l’unique et que nous avons eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien éditer choses exotiques, surtout sans les présenter sous un aspect arrangé, folklorisé, en fait, sans les dégrader.
Mais, je crois que là tout de même, nous avons réussi quelque chose et dans beaucoup de pays, les musiciens que nous avons aidés et pour qui nous avons pu organiser des concerts sont devenus maintenant des gloires nationales et dans beaucoup de cas, la période la plus dangereuse est passée. Mais il reste encore évidemment un travail immense à faire et on ne devrait pas se limiter à la musique. Je ne sais pas encore si je me déciderai malgré tout de même mes années qui avancent à entreprendre un travail similaire dans d’autres domaines de la pensée.
Maurice FLEURET : Et en quoi diffère votre travail et votre mission de ce qu’il est connu, d’après l’ethnomusicologie ?
Alain DANIÉLOU : Comment osez-vous vous servir d’un mot aussi horrible ? Déjà, de considérer que des arts peuvent appartenir à des études scientifiques par des ethnologues, je voudrais bien savoir quelle tête vous feriez si on s’occupait du festival d’Octobre, s’il y avait des ethnomusicologues qui venaient étudier les curiosités de votre comportement. C’est une conception justement colonialiste abominable qui a conduit à limiter l’étude des musiques autre que l’Occidentale à des sortes d’études faussement savantes en faisant des notations stupides, en analysant que dans tel morceau, il y a 25 demi-tons et trois tons et demi et que l’accord est comme ceci. Cela n’a aucune espèce d’importance s’il s’agit d’un art par lequel des gens s’expriment et veulent dire des choses qui sont admirables.
Les arts, il faut les pratiquer et il faut surtout les comprendre, mais il faut chercher leur aspect sémantique. Il faut chercher qu’est-ce qu’on peut s’exprimer. Et pour moi, par exemple, c’est très amusant, je me rends très bien compte que certains aspects émotionnels et esthétiques, je les retrouve également, disons, dans un apprenti Schubert ou dans un raga bien qu’il n’y ait aucun rapport sur le plan des structures.
Et je crois qu’en fait, nous ne nous enrichissons sur un plan véritable de culture que si nous n’essayons pas toujours de faire une synthèse. Il faut rester et les différentes expériences, les différentes façons de penser doivent être séparées. C’est pourquoi apprendre une langue nouvelle est un enrichissement, non pas parce qu’on peut y dire les mêmes choses, mais parce qu’au contraire, ce qu’on peut y dire et y penser est quelque chose qui n’existe pas dans la langue que nous parlions avant.
Caroline BOURGINE : L’Inde fut le pays de la naissance spirituelle d’Alain Daniélou accouché par un ou des gourous. Alain Daniélou fut à son tour lui-même initiateur. Jacques Cloarec, qui m’a aidé et soutenu pour cette longue nuit, donnait lors d’une conférence pour le premier anniversaire de la disparition d’Alain Daniélou en 1995 cette ébauche de la définition de son gourou : « Il avait une technique pour ne jamais s’en tenir à une attitude définitive. Je n’ai jamais pu lui attribuer une qualité ou un défaut qui ne soit immédiatement démenti par son contraire. Ce fut une personnalité quotidiennement gouvernée par la sagesse et la passion. C’était un agitateur, un ferment de notre société qui considérait que son orthodoxie hindoue n’était absolument pas en contradiction avec cette attitude, mais tout au contraire, qu’elle respectait à la lettre la philosophie et les enseignements qu’il avait reçus des pandits de Bénarès. »
Pour le surbahar et le sitar, je vous propose de retrouver la voix d’Alain Daniélou pour présenter cet instrument.
Alain DANIÉLOU : Sur veut dire svara et bahar veut dire dehors. C’est un grand sitar dans lequel la note tonique est sur une corde qui se trouve à l’extérieur du manche, à l’extérieur des cordes qui servent mélodiquement. C’est un instrument qui est un peu plus grave, un peu plus profond et qui permet en effet des espèces d’ornementations très graves et très profondes qui sont normalement caractéristiques de la Vînâ, mais sur un instrument qui est plus répandu aujourd’hui en quelque sorte parce que la Vînâ est un instrument extrêmement difficile et que presque personne ne joue plus et c’est le surbahar qui tente à remplacer ce qu’était l’ancienne Vînâ par sa gravité et sa profondeur.
Caroline BOURGINE : Je vous propose une nouvelle fois d’entendre la voix d’Alain Daniélou à qui nous rendons hommage depuis une heure ce matin, interrogé par Martine Cadieu en 1977.
Alain DANIÉLOU : Dans la conception indienne, le temps, le silence est la base de la musique et c’est tout de même une conception qui existe fondamentalement chez certains grands musiciens, même en Occident. C’est au fond l’art du silence sur lequel on construit le monde sonore. Et je crois que le musicien qui construit des bruits sans tenir compte de la base du silence n’est pas un vrai musicien.
La musique, ce n’est pas des sons. Ce n’est pas le bruit qui constitue la musique. C’est une harmonie qui est une chose tout de même fondamentalement intérieure. Le fait que nous la transmettons à travers les sons ne veut pas dire que la musique existe dans le son, mais dans sa conception, dans le sentiment qu’elle évoque. On n’écoute pas exactement. On subit une certaine forme sonore.
C’est très fatigant d’écouter la musique occidentale. Il faut faire attention à des tas de choses et au bout d’un certain temps, on en a assez, on n’en supporte plus. Mais si c’est une espèce de climat qui vous entoure, qui se développe autour de vous, qui crée des espèces de nuages, une espèce d’atmosphère, une espèce d’émotion ambiante, on n’a pas besoin de vous donner la peine de l’écouter. Vous le subissez et peu à peu, vous le vivez. A ce moment, le public crée une espèce d’identité avec le musicien qui est une chose extraordinaire. Vraiment, un grand musicien indien crée un état d’âme et tout le monde le subit.
Et au fond, on va presque dire, c’est une forme de magie. Un vrai musicien est un magicien car il vous transforme. Il vous fait voir des choses. Il vous fait comprendre des choses dont vous n’avez pas la moindre idée et c’est tout de même lui qui vous les apporte, et au fond, c’est exactement comme un prestidigitateur qui vous fait voir des choses extraordinaires. Je crois qu’il y a peu de moyens d’actions psychologiques aussi puissants que la musique telle qu’elle est conçue dans le monde indien.
D’ailleurs, presque tous les grands musiciens de l’Inde sont, d’une certaine façon, des espèces de saints. Ce sont des personnages extraordinaires. Cela ne veut pas dire qu’ils ne boivent pas de whisky. Cela n’a rien à voir avec la sainteté – Dieu merci – dans le monde indien. Mais sur le plan d’une expérience spirituelle, de véritables valeurs intérieures, beaucoup des grands musiciens indiens sont des personnages très extraordinaires. Toute la conception des arts d’ailleurs dans l’Inde qui est expliquée dans le grand traité de Bahrata du Vème siècle avant notre ère sur le théâtre, c’est que le théâtre comme la musique sont les plus hautes formes de l’enseignement. C’est par eux que l’on apprend à connaître les histoires des dieux, les valeurs spirituelles et morales et à atteindre certaines formes d’expérience, de contact avec le monde surnaturel dans lequel la musique joue un rôle fondamental.
Présentatrice : Merci Caroline Bourgine pour cette nuit exceptionnelle, musique traditionnelle de l’Inde, en hommage – je le rappelle – à Alain Daniélou. Vous écoutez France Musique, il est 7h.
Résumé
Intéressant pour présenter Daniélou comme un homme voulant préserver la diversité ; portrait de Daniélou par Jacques Cloarec
A l’occasion des « Nuits Indiennes », Caroline Bougine rend hommage à Alain Daniélou en présentant un portrait sur la base d’interviews d’amis qui l’ont bien connu, entrecoupé de musiques choisies.
Retransmission de la définition de Daniélou de l’hindouisme : une attitude envers la vie plus qu’une religion
Introduction des portraits successifs par un autoportrait (extrait du Chemin du labyrinthe)
Retransmission d’un portrait d’Alain Daniélou par Nicolas Nabokov
Précise la position de Daniélou en musicologie : ne pas séparer du terrain et entendre de la belle musique
Retransmission d’une interview d’AD :
Le shivaïsme ; souligne son approche non occidentale de l’étude de la musique.
Musique : AD a fait connaître Ravi Shankar et a à cœur de se battre pour que les grands artistes extra-européens soient reconnus d’abord dans leur propre pays pour ce qu’ils sont et non pour des valeurs de musique occidentale.
Retour sur l’initiation musicale de Daniélou à Bénarès : extrait du Chemin du labyrinthe.
Récit par le truchement de la retransmission d’une interview de Daniélou de sa rencontre avec Tagore : école de Shantiniketan et 1ère approche d’une Inde singulière.
Explication par Daniélou de ce qu’est un râga et de ses effets psychologiques sur les auditeurs.
Rappel de l’importance de donner une légitimité à la musique traditionnelle savante : exemple de Vallathol, poète du Kerala qui a œuvré en ce sens.
Historique de l’institut de musicologie de Berlin et Venise 1963 initiative Nabokov. Buts et souhait de Daniélou d’étendre ces buts à d’autres domaines : la pensée.
Souhait de préserver les différences pour un enrichissement intellectuel.
Citation de Jacques Cloarec qui, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Daniélou faisait un portrait tout en contradiction.
Retransmission d’un entretien de Daniélou en 1977 sur l’importance du silence dans la musique indienne.