Présentateur : Alain Daniélou a été sans doute le seul européen à avoir accompli un travail magistral sur l’ensemble de la musique traditionnelle et plus particulièrement sur celle de l’Inde du Nord. On peut sans aucun doute le considérer comme le père de la musicologie traditionnelle.
Son rôle et sa fonction ont été de faire connaître à l’Occident le monde musical de l’Inde en le restituant de la manière la plus orthodoxe. Ses contacts avec des représentants authentiques de la doctrine hindoue doublée d’une solide expérience de musicien, sanskritiste, philosophe, écrivain et théoricien de la musique lui ont permis de devenir le vecteur de la tradition hindoue en Occident, l’arche des connaissances des musiques traditionnelles entre l’Orient et l’Occident.
Sylvain ALZIAL : Alain Daniélou est venu à Paris en novembre dernier pour le vernissage d’une exposition de ses aquarelles puisqu’il est peintre également et c’est à cette occasion que nous l’avons rencontré dans son appartement à Paris.
<MUSIQUE>
Alain DANIÉLOU : Comme toutes les musiques d’ailleurs jusqu’au moyen âge, c’est une musique avec une tonique fixe, c’est-à-dire on a un son continu par rapport auquel on établit les autres sons et ce qui fait qu’au point de vue psychologique, le même son correspondra au même intervalle et à la même expression. C’est pourquoi ce genre de musique a une action psychologique très forte. Et quand vous écoutez de la musique indienne, vous apercevrez que les gens attendent quelquefois le si bémol qu’on espère qui va arriver et qui arrive, et qui vous fait un effet extrêmement fort. Alors que depuis que nous avons abandonné même d’ailleurs dans leur chant grégorien et partout, on a abandonné ce système pour changer de tonique constamment, à ce moment-là, aucun intervalle n’a de sens en soi. Il faut donc chaque fois, pour qu’un intervalle ait un sens, rétablir par un accord un système de relation.
Sylvain ALZIAL : Cette tonique qui est matérialisée, qui est une note tenue.
Alain DANIÉLOU : Qui est une note tenue, oui. Il y a encore des formes de chants anciens ici qui conservent ce système et qui sont admirables, par exemple, le chant des Arméniens de Venise ou alors, ils ont une chorale qui tient la tonique tout doucement, une espèce de son profond continu et absolument égal. Et là-dessus, le musicien qui fait des arabesques et crée les mélodies.
<CHANT>
Sylvain ALZIAL : Il y a une tentative même chez nous maintenant de retrouver l’interprétation du grégorien, par exemple avec un bourdon, comme on l’appelait, une tonique qu’on tient assez longtemps. Cela a suscité beaucoup de polémique. Est-ce que cela vous paraît juste ?
Alain DANIÉLOU : Non seulement, c’est juste, mais le grégorien sans cela est une chose qui n’a plus aucun sens. D’ailleurs, les gens perdent complètement le sentiment modal. Cette espèce de sens de la gamme auquel on s’associe complètement disparaît. Vous pouvez très bien chanter du chant grégorien sans savoir dans quel mode c’est. Vous ne pouvez pas faire de la musique indienne.
Cela a été la conception de la musique universelle jusqu’à une époque assez récente, sauf dans certaines civilisations. Ce n’était pas le cas par exemple dans la musique indonésienne qui a toujours été polyphonique, etc., qui se serve alors de forme modale comme nous nous servons de forme tonale. Mais c’est tout à fait un autre rôle en quelque sorte de la musique, donc ce n’est jamais de la musique composée, cela ne peut pas être.
On ne peut pas parce que le sentiment modal qui est un sens vertical d’une échelle de son particulier, correspondant à un sentiment particulier, disparaît dès qu’on se fixe sur une ligne horizontale, sur une ligne mélodique fixe.
Lorsque vous avez un grand musicien indien qui développe un mode, qui développe un raga et qu’il correspond à une espèce d’état d’âme, tout le public a la même expression, tout le public entre dans cet état d’âme et c’est même extraordinaire, il réagit absolument de la même façon.
Sylvain ALZIAL : Mais comment cela se fait ? Par habitude ? C’est quelque chose de culturel ou… ?
Alain DANIÉLOU : Non, je crois que c’est tout à fait naturel. Et en fait, la musique modale est la seule musique que les enfants très petits aiment et qu’ils comprennent tout de suite. Alors que toutes formes polyphoniques les ennuient, ne les intéressent absolument pas. Mais non, je crois que cela correspond alors à des constantes qui sont des constantes d’acoustique et de notre système auditif qui est là. C’est en fait, je dirais, la seule musique qui soit scientifique.
Sylvain ALZIAL : Qui se rapproche de la réalité.
Alain DANIÉLOU : Qui se rapproche, oui, de la réalité, de notre système de perception et de notre association de certaines formes, de certaines choses à des sentiments, c’est-à-dire, en fait, que tout est esthétique.
Sylvain ALZIAL : Quand vous avez appris par exemple avec des maîtres indiens de cette musique-là, au début, comment c’était cet apprentissage ? Par exemple, des modes qui sont malgré tout complexes à maîtriser, j’imagine ?
Alain DANIÉLOU : C’était avant tout une question d’écoute. Pendant assez longtemps, j’ai dû être là à l’heure qui convenait pour jouer certains modes et puis écouter, écouter le musicien. Ensuite, quand j’ai commencé moi-même à essayer d’en jouer, j’étais traité d’une façon épouvantable.
Sylvain ALZIAL : Quand vous ratiez les si bémol triste.
Alain DANIÉLOU : Non, même pas. Cela, c’est la discipline. On me disait que je le ratais, que je ne le faisais pas assez bien. Et puis ensuite, le maître disait, à moi, il me disait : « Tu me casses les oreilles ! Je ne veux pas t’écouter ! » Puis ensuite, il disait : « C’est mon meilleur élève. Il joue très bien ! » Mais il faut naturellement, à ce moment-là, pour différencier les modes, c’est une chose et d’entendre de la musique sans savoir très bien ce que c’est et l’écouter et la sentir, une autre chose. C’est de pouvoir l’analyser et savoir de quelle échelle il s’agit et quels sont théoriquement les sentiments qu’elle exprime. Cela, c’est qu’il y a évidemment une part d’éducation. Mais comme dans toutes musiques, je crois, il y a des gens qui entrent effectivement et sentent facilement. Comme ici, on sent tout de suite dès les premières notes si un musicien comprend Schubert ou s’il ne le comprend pas.
Dans la musique indienne, l’interprète est le compositeur. Ici, il y a certains schémas et il y a certains éléments d’ornementation, de développement, de rythme, etc., dans lesquels il va se composer, mais il se laisse aller à cette espèce de promenade que l’on fait dans cette échelle musicale où alors, c’est très étrange comme sentiment. On monte vers cette note, on revient, on retrousse celle-là, on recherche, on se fait attendre, on joue avec quelque chose. Oui, c’est comme une promenade dans un merveilleux paysage. Et là, tout de même, le musicien joue un rôle essentiel parce que comme partout, au fond, il y a beaucoup de gens qui jouent de la musique, mais il y a très peu de musiciens.
Présentateur : Dans ce second entretien avec Alain Daniélou, il sera question du mode dans la musique indienne, de ses implications formelles, mais aussi spirituelles.
Sylvain ALZIAL : Il y a quand même une relation étroite entre l’homme et le divin dans cette musique.
Alain DANIÉLOU : La forme de concentration que l’on a, cette espèce de vision intérieure que représente l’atmosphère du mode est assez proche en un certain sens d’une expérience de yoga, d’une concentration mystique, que l’on appelle cela le Divin, oui, pourquoi pas, c’est une question de civilisation.
Sylvain ALZIAL : Il y a, par exemple, ce rapport d’une heure du jour et d’un mode, il faut bien qu’il y ait une instance qui interdise que tel mode soit joué à 7h du matin.
Alain DANIÉLOU : Non, il n’y a pas d’instance. C’est simplement une idée que l’on est plus adapté à écouter certaines musiques à un certain moment. Si on vous joue ici une marche funèbre pendant un mariage, vous sautez en l’air, vous comprenez ? Parce que vous associez…
Sylvain ALZIAL : Ce n’est pas pour des raisons de tonalités.
Alain DANIÉLOU : Non, parce que c’est l’association d’une certaine forme de musique avec certaines circonstances, et parce que cette musique est adaptée à cette circonstance. Et c’est la même chose, un mode joyeux, gai, du matin lumineux, cela n’a rien à voir avec un mode paisible du milieu de la nuit, calme. Ce sont des émotions très différentes. On peut les jouer à n’importe quel moment, bien sûr, mais la coutume est de dire, c’est mieux de jouer les modes aux heures du jour où on y est le plus adapté.
Sylvain ALZIAL : Mais cela, c’est une codification que les théoriciens indiens ont faite. Cela était écrit ? Cela était fixé ?
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Dans les modes, on vous indique que cela était fixé par les musiciens qui disent : « Pour moi, le sentiment de ce mode, c’est tout à fait la gloire de midi ou c’est tout à fait la mélancolie du crépuscule. » Au fond, oui, pourquoi pas ?
Sylvain ALZIAL : Et c’est partagé ou est-ce qu’il y a des musiciens qui trouvent que non, pas du tout, un mode n’est pas triste ou tel mode est au contraire triste.
Alain DANIÉLOU : Je n’ai jamais vu de gens qui doutaient. Oui, c’est cela, peut-être qu’ils les jouent à d’autres moments, cela n’a pas d’importance.
Sylvain ALZIAL : En cachette.
Alain DANIÉLOU : Pas forcément, même en public si cela leur rapporte. Mais en tout cas, je n’ai jamais vu de gens qui mettent en doute le caractère général du sentiment d’un mode parce que c’est une chose tellement évidente.
Sylvain ALZIAL : On retrouve aussi le nom de certains modes, de certains rags dans certaines peintures de l’Inde.
Alain DANIÉLOU : Il y a cela et il y a des très beaux poèmes aussi. Ce sont des jeux qui essaient d’exprimer le même sentiment puisqu’un mode représente un certain sentiment. Et à l’origine, ce sont des poèmes. Ce sont des poèmes très anciens et qui n’ont rien à voir avec la musique, mais qui vous décrivent : c’est une belle jeune fille grecque qui s’ennuie le matin et se cherche à se distraire avec des oiseaux, etc., vous créant une espèce de chose, pour vous donner une idée de l’espèce d’atmosphère que le musicien va essayer de créer.
Sylvain ALZIAL : Il y a eu en Occident aussi des tentatives de ce genre, d’assigner une couleur ou un état d’esprit psychologique à une tonalité. Le do majeur était, c’est quoi, guerrier, le sol majeur était joyeux, etc. C’est une chose qui se rapproche un peu de cette codification.
Alain DANIÉLOU : Oui, je crois. Tout de même, très en gros, on fait une différence à ce que tout de même les do mineurs sont moins joyeux que des do majeurs.
Sylvain ALZIAL : C’est quelque chose d’un peu plus grossier mais qui se rapproche.
Alain DANIÉLOU : Oui, qui se rapproche. Oui, parce que ce sont des valeurs fondamentales mais qui, dans la musique occidentale, sont beaucoup plus masquées puisque c’est un système construit d’une façon qui n’est pas aussi adapté à notre système auditif.
Si vous voyez l’utilisation de certains instruments, par exemple, vous avez des instruments qui ne donnent que certains harmoniques, pourquoi est-ce que dans les choses guerrières on utilise des trompettes – vous comprenez ? – qui justement sont très caractéristiques de certains rapports de nombres et vont pour tout le monde, quelle que soit votre origine ou autres choses. Tout de même, une trompette, cela a quelque chose de martial, cela a quelque chose d’entrainant, etc., que vous n’aurez pas dans des instruments dont les sonorités de base sont tout à fait différentes. Alors, c’est là qu’on peut essayer et c’est cela qui est intéressant d’établir certains rapports entre l’action psychologique des sons et certains facteurs numériques.
Sylvain ALZIAL : Longtemps, j’ai pensé que la musique indienne, surtout sa fascination pour un occidental, était ce ton équerré qui paraît infini. On m’a appris ensuite qu’en fait, non, il y avait une forme malgré tout, que ce n’était pas une improvisation absolument où on se laissait porter. Est-ce qu’il y a cette pensée d’une forme d’un morceau ? Est-ce qu’elle existe ?
Alain DANIÉLOU : Il y a des règles de développement, c’est-à-dire, à ce moment-là, vous avez comme dans une sonate, vous avez un allégro, et puis un lento, et puis un adagio, et puis un presto, etc. Vous avez aussi cela, des sortes de règles de composition qui guident le musicien pour une certaine forme de développement dans le mode.
Sylvain ALZIAL : Qui sont basés sur quoi ? Sur un changement de mode ou de couleur ?
Alain DANIÉLOU : Non, cela va être changement de mode.
Sylvain ALZIAL : Voilà, mais de rythme alors ?
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est de rythmes de style. Il y a des parties qui sont très vivantes, il y en a d’autres qui sont très lentes, il y en a celles où vous présentez avec les intervalles presqu’à travers le silence. Et puis, d’autres choses, au contraire, qui sont des gavottes ou je ne sais pas quoi, des choses…
Sylvain ALZIAL : Plus virtuoses.
Alain DANIÉLOU : Plus virtuoses…
Sylvain ALZIAL : Donc, il y a une sorte de répertoire de contraste.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr.
Sylvain ALZIAL : Dans lequel on puise, malgré tout.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr. Puis alors, il y a cette chose dans la musique vocale, il y a toute une partie qui est un poème chanté. Là aussi, on va jouer beaucoup sur le sens des mots par rapport aux formes musicales.
Sylvain ALZIAL : Est-ce que ces rapports numériques d’intervalle dont vous parliez se retrouvent dans le rythme ? Est-ce que vous pensez qu’il y a des sortes de constantes dans les musiques, des proportions heureuses et qui seraient universelles ?
Alain DANIÉLOU : Ecoutez, de toute façon, dès qu’on parle le rythme, je crois que dans d’autres musiques, il y a quelque chose de comparable au rythme indien. C’est aussi extraordinairement élaboré, raffiné et subtil. Là aussi, cela a été profondément travaillé pendant des siècles et des millénaires. C’est une forme très évoluée de rythmique.
Présentateur : Dans son ouvrage le plus théorique daté de 1967, la Sémantique Musicale. Alain Daniélou décrit et analyse les sons, les intervalles utilisés dans la musique de l’Inde du Nord sous forme numérique. Parallèlement, il essaie de décrire le mécanisme cérébral par lequel nous percevons et classifions les sons. Il se trouve donc conduit à ramener l’ensemble de nos perceptions à des éléments numériques fondamentaux.
Sylvain ALZIAL : Pour vous, la musique indienne montre clairement ou montre le mieux qu’il y a certains rapports numériques qui sont fondamentaux et qui sont adaptés à notre oreille, et notamment, qu’on peut assigner une sorte de valeur aux chiffres 2, 3, 5; des rapports de 2– 3– 5. Est-ce que vous pourriez donner un exemple de cela ?
Alain DANIÉLOU : Ecoutez, c’est d’une simplicité totale et on se demande comment on peut mettre la chose en question parce que vous n’avez aucun système nulle part pour qui, une octave, qui est le double des sons n’est pas théoriquement le même son. Donc, vous ne considérez qu’une octave crée un espace, donc le chiffre 2 va toujours créer un espace, mais ne va pas créer une différenciation émotive.
Ensuite, au lieu de 2, vous prenez 3, et je crois que vraiment la quinte est un intervalle irréfutable.
Sylvain ALZIAL : Qui est la division en 3.
Alain DANIÉLOU : C’est 3 sur 2, et 2 étant la note fondamentale et 3 la note qui définit la quinte. Vous aurez, je crois, dans toutes les musiques, la quinte est un élément absolument invariable et vous ne pouvez pas jouer une quinte fausse. Une quinte doit être absolument précise et juste, et elle existe dans toute musique.
Ensuite, au lieu d’un multiple de trois, vous avez une division par trois et vous tombez sur la quarte. Là aussi, la quarte, c’est 2 sur 3 au lieu d’être 3 sur 2 et je crois que c’est déjà un tout petit peu moins fort que la quinte. Parce qu’au lieu d’être un multiple, c’est un tiers, mais vous restez toujours entre 3 et 2, les rapports de 3 à 2.
Et puis alors, arrive un intervalle très intéressant qui est la tierce. Une tierce harmonique, une tierce naturelle et une tierce qui est une vraie tierce dans toutes les musiques, c’est tout de même un intervalle de 5 sur 4. Et cela correspond dans l’autre sens au « la » qui est aussi un intervalle tout à fait fondamental dans toutes les gammes. D’ailleurs, Bach, pour ces pièces sur orgue avait un la par 5, qui était le la harmonique, en plus du la par développement de quinte qui était pour nous un la plus. Alors que dans son clavecin, il n’est pas contre puisque le clavecin n’a pas d’intervalle, vous ne trouverez aucune œuvre pour orgue qui ne tienne pas compte des deux la possible.
Nous sommes entièrement constitués dans toutes nos cellules et toutes nos facultés sur la base de ces trois nombres. D’ailleurs, vous verrez rarement quelqu’un qui a sept doigts au lieu d’en avoir cinq, qui a sept sens au lieu d’en avoir cinq. Si vous regardez des fleurs ou une feuille qui n’a pas cinq choses aussi, un os de seiche qui n’est pas divisé en cinq parties. Toute la vie est liée à cette chose très étonnante qui est le facteur cinq.
Ce qui est intéressant, c’est que dans la musique, cet élément qu’on peut appeler l’élément vital est celui qui donne les intervalles les plus expressifs, les plus émouvants, les plus intenses à ce moment-là. On peut dire le 2 crée l’espace, le 3 crée le mouvement et le 5 crée la sensibilité, crée la vie. Cela nous donne une possibilité tout à fait limitée, c’est-à-dire 52 possibilités dans une octave.
Alors, c’est très curieux. C’est que vous allez retrouver cette limite de 52 à peu près dans tous les domaines. Dans le langage, nous utilisons exactement 52 possibilités d’articulation parce que notre cerveau est limité à 52, et un chien peut apprendre jusqu’à 52 sons, pas 53.
Si vous regardez, si vous enregistrez un bon chanteur ou un bon violoniste au moment où il est impliqué, pas quand il joue mécaniquement, au moment où il est impliqué et vous aussi réagissez, si vous analysez ces enregistrements, vous arriverez toujours à trouver les mêmes intervalles que les intervalles indiens. Et c’est ce qui fait par exemple, une chose très amusante à observer, c’est qu’un chanteur de lead n’écoute pas le piano. Le piano est là comme une espèce de base rythmique, mais il fait très attention à s’en isoler, il ne chante jamais dans la gamme du piano…
Sylvain ALZIAL : Pas toujours, à un certain moment seulement.
Alain DANIÉLOU : Quand il est impliqué, quand il chante vraiment et forcément. S’il est ému, il est obligé d’arriver à l’intervalle juste. Ce n’est pas très loin de l’intervalle du piano, bien sûr. Mais enfin, c’est nettement différent.
Quand nous entendons des sons qui ne sont pas tout à fait justes, nous les interprétons dans un sens ou dans l’autre. C’est ce qui fait que nous écoutons de la musique tempérée, mais nous n’entendons pas nécessairement la musique tempérée. Nous allons attribuer au son, un son qui nous paraît voisin, qui nous paraît dans la direction juste. Il y a donc un pouvoir d’analyse et qui fait qu’une musique qui ne correspond pas exactement à des données psychologiques peut être ramenée à ces données par une interprétation.
Sylvain ALZIAL : Vous dites en somme que les musiciens occidentaux font de la musique modale sans le savoir, d’une certaine manière. C’est-à-dire, ils emploient beaucoup plus d’intervalles qu’en principe, que ce qui est écrit.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr. Il y a d’abord ceux qui les jouent, c’est-à-dire ceux qui ont la capacité d’avoir cette précision, et dans ce domaine, il y a une véritable révolution avec les musiciens africains, les musiciens de jazz, qui ont ramené toutes sortes d’intervalles très précis que tout le monde a trouvé absolument stupéfiant dans leur musique.
La musique occidentale telle quelle s’est développée depuis que les fabricants d’instruments ont trouvé plus simple de créer le tempérament, qui était une commodité énorme qui a permis des développements extraordinaires, mais tout de même, on vit sur des bases théoriques qui sont complètement erronées.
Sylvain ALZIAL : Est-ce que vous avez eu, en fréquentant les musiciens indiens, j’imagine beaucoup d’échos de gens de ces cultures-là au contact avec la nôtre justement ?
Alain DANIÉLOU : Aucune espèce d’intérêt chez les musiciens indiens pour d’autres formes de musique. Quand ils entendent de la musique occidentale, ils trouvent cela drôle, ils trouvent cela une cacophonie. Il y a un système dans les temples, il y a un rite dans lequel le sarva vadyam où rituellement, on joue ensemble tous les instruments sans aucune coordination. Et alors, cela fait un très beau fracas, c’est admirable. La musique occidentale leur paraît comme cela. Ils n’en trouvent très difficilement la logique. Vous pouvez avoir des gens par l’éducation qui apprennent, mais c’est assez rare.
<MUSIQUE>
Sylvain ALZIAL : Dans votre description de la musique occidentale ou de sa psychologie, l’auditeur, on dirait que c’était un effort épouvantable. Malgré tout, cela fonctionne quand même pas mal.
Alain DANIÉLOU : Cela fonctionne très bien, mais en réalité, c’est très fatigant. Vous ne pouvez pas écouter de la musique occidentale comme vous pouvez écouter de la musique indienne pendant des heures. Vous pouvez fixer votre attention, votre analyse pour comprendre, mais au bout d’une heure, vous ne supportez pas, vous n’écoutez pas. La musique occidentale est fatigante alors que la musique indienne est reposante et délicieuse, on peut baigner dedans pendant des heures.
Sylvain ALZIAL : Malgré tout, il y a des amateurs de Parsifal qui n’entrent pas dans les restaurants indiens parce que la musique les agace.
Alain DANIÉLOU : Ils préfèrent les saucisses dans les entractes.
Présentateur : La pensée d’Alain Daniélou est une pensée de l’archétype de la constante. Ces constantes, c’est par exemple une mélodie ou un rythme toujours reconnaissable. Ces constantes, il les analyse donc dans la musique indienne, mais dans une certaine mesure, on peut les transposer, les retrouver dans des musiques d’une expression tout à fait différente.
Sylvain ALZIAL : Est-ce que vous pensez qu’il y ait un avenir dans la musique contemporaine aujourd’hui ? Ou comment pourrait-on faire pour retourner vers un système plus adéquat ?
Alain DANIÉLOU : C’est très difficile à dire parce qu’au fond, pour moi, la musique qu’on appelle contemporaine est une musique extrêmement ennuyeuse et c’est une décadence. Bien évidemment, après une décadence, on a toujours une reprise. Après tout, on a la même chose en peinture, il y a une époque où vraiment, la peinture était devenue une espèce de snobisme qui n’avait pas grand sens, auquel on attribuait aussi bien, puis cela commence à passer. On revient vers quelque chose qui se rapproche plus de la nature. Je pense qu’il y a une crise certainement, et c’est peut-être pour cela d’ailleurs qu’il y a, disons, même une cinquantaine d’années, tous les paysans italiens chantaient des airs de Verdi ou de Rossini. Aujourd’hui, ils chantent des airs de jazz, de musique populaire et aucun, jamais vous ne voyez des gens qui chanteraient un air de Boulez, de Xenakis. Il y a donc un isolement dans des développements théoriques pour des petits groupes. Je ne crois pas que cela soit une musique importante. Je crois que c’est une crise de croissance et puis qu’on reviendra…
Sylvain ALZIAL : Maintenant, il y a des musiciens qui sont tout le contraire de cela qui ont eu les mêmes réactions que vous, des jeunes musiciens français, ou Scelsi par exemple qui s’en réclame, et qui écrivent une musique à partir d’une analyse du spectre harmonique, par exemple, des choses qui sonnent tout à fait différemment et qui donnent un temps étiré qui est plus proche.
Alain DANIÉLOU : Le tout, c’est de savoir si ce sont des jeux intellectuels ou si cela correspond à une rivalité sensible. C’est là qu’on peut juger si c’est de la musique ou si cela n’en est pas.
Sylvain ALZIAL : Est-ce que vous êtes intéressé, à un moment, aux divisions différentes dans le domaine de la musique occidentale, de l’octave en quart de ton, par exemple ?
Alain DANIÉLOU : Oui, ce qui est une absurdité. C’est une multiplication par 2 d’une erreur qui avait un sens pratique. Mais à ce moment-là, cela ne correspond absolument à rien.
Sylvain ALZIAL : Parce que tout est tout, enfin.
Alain DANIÉLOU : Et surtout, cela ne correspond pas à une réalité acoustique. On arrive toujours, on fait des approximations, on peut arriver peut-être dans certains cas à les interpréter pour en faire quelque chose de réel, mais pourquoi pas utiliser la chose réelle au lieu d’une construction arbitraire qui ne correspond absolument à rien ?
Sylvain ALZIAL : J’ai rencontré Claude Cellier qui a construit le S52, un instrument électronique conçu par Alain Daniélou d’après la théorie indienne des intervalles.
Est-ce que vous pourriez nous donner un exemple sonore, un do du diapason normal et un do élevé d’un comma, ou un do élevé de deux comma par exemple ?
Claude CELLIER : Voilà, on peut le faire ici.
<SON>
Cela, c’est un do, le do exact, le do parfait.
<SON>
Le do légèrement plus haut qui correspond environ à un comma de plus,
<SON>
et le do plus plus.
On peut refaire les trois notes.
<SON>
C’est très fin, c’est très précis comme nuance.
Le but de cet appareil était effectivement de vérifier les actions dans les mécanismes psychoacoustiques de certains intervalles bien précis, on peut en faire quelques-uns ici. Par exemple, un accord parfait.
<SON>
On entend ici trois variétés d’accord parfait. L’accord véritablement parfait qui correspond à une tierce et une quinte exacte et la même avec,
<SON>
avec une autre caractéristique, une autre luminance, une autre chrominance du même accord.
On peut faire encore quelques autres accords.
<SON>
Vous voyez les effets qu’on peut produire avec certains battements contrôlés entre deux notes qui se succèdent dans la gamme des…
<SON>
Par exemple le do et le do plus donnent ce battement-ci. L’octave là-dessus,
<SON>
on a le même battement, mais exactement au double de la fréquence. Alors qu’une octave plus bas…
<SON>
Sylvain ALZIAL : Quel est le rôle de la cosmologie dans la musique traditionnelle ?
Alain DANIÉLOU : Dans la pensée indienne, c’est cette notion d’unité fondamentale, de tous les aspects de l’existence, de la vie, de la matière, où on recherche toujours des constantes justement. De même qu’on va rechercher des constantes auditives, on va les rechercher dans l’esthétique, mais on va les rechercher aussi dans les structures de la matière, et au besoin, dans les structures des astres.
Dans l’idée indienne, il y a quand même une unité fondamentale dans la manifestation du monde, que tout part. Ils avaient inventé le big bang bien avant les européens. Tout part du bindu, d’un point initial, d’où une masse énorme d’énergie crée peu à peu des ensembles reliés par des facteurs numériques qui vont donner les atomes et qui vont donner les astres et les galaxies.
Evidemment, il y a toute une question de savoir si nous faisons partie d’un atome de l’univers qui s’appelle le système solaire. Il y a forcément des relations entre les rapports des éléments qui constituent ce système, c’est-à-dire les planètes, et la structure même de nous. Nous faisons partie d’une partie de l’univers qui est construit sur des constantes. Justement, on recherche dans ce sens-là un rapport entre les sons et les planètes.
Au fond, c’est assez curieux parce que cela a l’air de correspondre aussi, vous comprenez. Il y a cette planète principale et deux accessoires, comme on a cette note dans la gamme et deux supplémentaires. Est-ce que cela représente quelque chose ? Est-ce que certaines formes de musique vont avoir des répercussions pour nous comparables à celle de notre horoscope, etc. ?
Oui, enfin, c’est en tout cas intéressant et en tout cas, ce n’est pas illogique.
<MUSIQUE>
Quand on essaie de penser sur un plan de constante universelle, cela devient très intéressant de trouver comment est-ce que certains gens arrivent pratiquement à des choses analogues par d’autres expériences. Et c’est aussi, pour moi, pourquoi aujourd’hui beaucoup de biologistes et des astrophysiciens, peu à peu, arrivent à des éléments qui se rapprochent extraordinairement de la théorie cosmologique indienne. Donc, il est évident qu’on peut dire d’une certaine façon, la cellule astronomique dans laquelle nous vivons c’est-à-dire le système solaire est probablement conçue d’une certaine façon sur certaines constantes qui vont se retrouver dans tous les éléments qu’il contient.
Sylvain ALZIAL : Donc, microcosme, macrocosme.
Alain DANIÉLOU : Oui. Et là aussi, la découverte maintenant qui tout de même est très intéressante de l’idée qu’il existe un substrat de conscience qui, dans la cosmologie indienne, est fondamentale et que jusqu’à présent, on niait complètement. Le matérialisme niait qu’il y ait un élément de conscience possible dans la matière et dans tous ceux qui la constituent.
De nouveau, qu’est-ce que cela veut dire ? Ce sont des problèmes très fondamentaux. Mais pourquoi est-ce que certains atomes s’associent entre eux et d’autres se rejettent ? Est-ce que ce sont des formules simplement numériques qui différencient un élément d’un autre ? Et pourquoi est-ce que certains éléments vont être pour nous une nourriture et pour, un autre, un poison ?
On peut justement aller très loin dans ce domaine, une espèce de recherche fondamentale que très peu de gens osent faire.
Présentateur : En s’appuyant sur la théorie musicale hindoue qui est, comme toutes les sciences hindoues, l’application au monde des sons d’une théorie métaphysique des nombres et de leurs correspondances, Alain Daniélou démontre l’existence d’une identité de conception entre des traditions musicales différentes.
Sylvain ALZIAL : Finalement, le musicien qui joue explique le monde. C’était un peu comme on contemple le ciel, il n’y a pas l’idée d’un art.
Alain DANIÉLOU : Oui. C’est d’ailleurs pour cela que, comme vous le disiez, on arrive à considérer que c’est une sorte d’expérience. La musique peut être une sorte d’expérience mystique. Est-ce que l’art peut être autre chose d’ailleurs qu’une expérience de la beauté du monde, c’est-à-dire de l’harmonie, c’est-à-dire, de quelque chose qui est finalement toujours réductible à des éléments mathématiques ?
Sylvain ALZIAL : En Occident, il y a une tradition de l’art qui, au contraire, contrarie, doit contrarier, doit montrer ce qu’on oublie, doit ce qui choque.
Alain DANIÉLOU : Dans quel sens ? Je ne sais pas. Dans la sculpture grecque, ils utilisent des canons de proportions qui sont tout à fait analogues à ceux de la sculpture hindoue. Et leurs théories musicales qui sont très proches des Indiens.
Sylvain ALZIAL : Les sculptures égyptiennes sont, au contraire, sur des proportions exagérément artificielles comme certaines statues gothiques, comme l’art baroque. C’est au contraire ce qui dévie qui est beau en l’art.
Alain DANIÉLOU : Il faut voir si ce qui dévie est c’est loin de la réalité ou c’est simplement une autre forme, une autre approche. De même que vous avez des modes différents, des gammes différentes, vous pouvez avoir des interprétations différentes dans des proportions.
Sylvain ALZIAL : Des éclairages.
Alain DANIÉLOU : Mais je ne crois pas. Je crois que quand on croit que c’est intéressant de s’éloigner du réel, on se trompe. C’est-à-dire quand on trouve une autre forme d’analyser le réel, d’aller plus loin, d’aller dans des formes plus subtiles qui avaient été laissées de côté avant, on va. Mais quand on prétend que ce qu’on fait n’a pas de rapport avec ce que l’on est soi-même, avec la nature des choses et des êtres, je crois qu’à ce moment-là, cela devient aberrant.
Sylvain ALZIAL : L’art en Inde serait fondé ceux qui rapprochent tout le monde et non pas ceux qui l’éloignent.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, oui.
Sylvain ALZIAL : En fait, l’art est un moyen de se transporter aussi dans un monde supra matériel, supra réel.
Alain DANIÉLOU : Non, je crois que c’est comme la véritable science. C’est un moyen d’aller le plus avant possible dans un réel que l’on ne perçoit pas au premier abord.
Sylvain ALZIAL : Ce qui explique l’attitude dévotionnelle des musiciens.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Sylvain ALZIAL : On voit très souvent avant les concerts des offrandes à des divinités avec des bâtons d’encens en train de brûler, des choses comme cela.
Alain DANIÉLOU : Oui. Vous savez, en Europe, on exagère beaucoup cet aspect parce que justement il y a beaucoup de personnes qui adorent l’Inde et toutes ces choses-là, vous le savez, qui veulent absolument. Moi, je leur dis toujours : « Ecoutez, tenez plutôt un verre de whisky. »
Présentateur : Un livre d’Alain Daniélou est à paraître aux éditions du Rocher, « les Contes du Labyrinthe ».
Et puis, à signaler également la réédition en compact chez Auvidis de la Collection UNESCO dirigée par Alain Daniélou avec un certain nombre d’enregistrements qu’il a effectué.