Sheila MINAR : Vous écoutez RFI et Fréquence lire, Sheila Minar. Bonjour à tous.
Pays vaste et d'une complexité qui continue de nous dérouter, l'Inde aux multiples aspects reste pour l'essentiel à nos yeux d'occidentaux un pays mystérieux dont la civilisation ne cesse de nous fasciner. Les deux textes qui viennent d'être proposés dans une nouvelle traduction en français nous aideront sans doute à aller au fond des choses.
Nous recevrons donc Guy Deleury qui nous parlera de la Bhagavad-Gita, ce chant qui a posé les fondements de l'hindouisme il y a quelque deux mille ans et Alain Daniélou, grand indianiste lui aussi et qui propose enfin une vraie traduction du célèbre Kama Sutra, un texte régulièrement dévié vers ses seules connotations grivoises.
Catherine Fruchon a demandé à Alain Daniélou la raison de cette déviation infligée par le public au Kama Sutra.
Alain DANIÉLOU : Ce n'est pas tellement leur faute. C'est parce qu'on ne leur a donné qu’une traduction faite par un anglais au XIXème siècle qui était à la fois égrillarde et puritaine, qui ne rendait pas du tout le caractère de l’ouvrage. Il m’a semblé qu'il était important de traduire vraiment le texte comme il est avec ses commentaires qui sont absolument essentiels, d'abord pour comprendre le texte qui est en un sanskrit un peu archaïque et puis aussi parce qu’il cite tous les auteurs dont s'inspire Vatsyayan dans son traité.
Catherine FRUCHON : Mais je crois qu'il faut dire tout de suite Alain Daniélou que cela ne traite pas uniquement des positions sexuelles, qu'il y a des choses plus larges autour.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, c'est un détail technique. Le but de l'ouvrage n'est pas du tout cela puisqu’il étudie toutes les formes de la vie sexuelle du mariage, les formes du mariage, la façon de séduire une jeune fille, le mariage de bourgeois disons de l'épouse vertueuse, le rôle très important des courtisanes, les femmes qui transmettent les arts, des théâtres, la danse, la musique et au fond, les différentes formes de mariage et aussi toutes les variantes sexuelles étudiées d'une façon tout à fait systématique, mais ce n'est pas plus grivois que n’était le Kinsey Report, par exemple, en Amérique qui était d'une étude générale de la sexualité de notre temps d'un point de vue absolument impartial et scientifique.
Catherine FRUCHON : En retraduisant ce texte qui, comme vous le disiez tout à l'heure, avait été mal traduit au XIXème siècle, vous avez cherché à réhabiliter ce texte fondamental ?
Alain DANIÉLOU : Oui, plus que réhabiliter parce que je considère que les traductions précédentes, c’est vraiment une déformation. Il y a des erreurs de terminologie monstrueuse. Par exemple, il y a un énorme chapitre sur le lesbianisme qui n'existe pas, parce qu’ils traduisaient Swarini, la femme qui était, pareil, une femme corrompue. Ce n'est pas la même chose. Alors, tous les chapitres n’ont eu aucun sens. Et c'est comme cela dans beaucoup de domaines et en même temps justement une idée tout à fait fausse qu'on se fait ici de la sexualité orientale présentée d’une façon un peu romanesque et perverse en somme.
Catherine FRUCHON : Mais cela, c'est une erreur parce qu'on découvre dans ce livre les modes de vie quotidiens des Indiens et c'est tout à fait fascinant. On voit les différences entre les castes, entre les régions de l'Inde. Donc, c'est un ouvrage historique également.
Alain DANIÉLOU : Oui et très important et c'est pour cela d'ailleurs que moi, je m’y suis intéressé parce que cela fait partie de l'art de vivre à l'époque où l'Inde a produit ces grands ouvrages de philosophie, d’art, de sciences, etc. qui sont une époque particulièrement brillante de la civilisation mondiale. Et alors, à ce moment-là, c'est très important de connaître comment les gens vivaient, comment ils approchaient les problèmes ordinaires de la vie et le Kama Sutra fait partie d'une trilogie qui correspond à la nature essentielle de tout être vivant qui est la sexualité, la nourriture, l'habitat et le confort et les règles sociales qui permettent aux gens de coexister parce que dans le système indien où on considère que dans une société, il y a des gentes qui ont des rôles différents et suivant leur rôle, ils ont une morale différente.
Catherine FRUCHON : Alain Daniélou, là, vous venez d'employer les mots très forts de morale, de vertu. Pourtant, il m'a semblé que dans cet ouvrage qui se veut une exaltation à la vertu, il m’a semblé trouver quelques contradictions où on y apprend comment utiliser la femme de son ami, comment tromper son mari, comment assassiner. De quelle sorte de morale s'agit-il exactement ?
Alain DANIÉLOU : C'est-à-dire, la nation d'une morale générale comme on a dans le christianisme n'existe pas. Selon le rôle qu'on joue dans la société, on a des règles différentes et lui aussi, des perversions de ce rôle. C'est pour cela, on admet, mais on ne peut pas tout de même ignorer certains faits. Comme c’est un tableau complet de la vie sexuelle à l'époque, on ne peut pas ignorer qu’il y a des gens qui aient dans le fond des infidélités, il y a des gens qui changent de mari ou d’épouse. Je crois qu'il y avait un fameux sexologue allemand au début du siècle qui disait « l'homme est naturellement polygame » et on lui disait : « Pourquoi ? » Il dit : « Parce que je n'ai jamais rencontré un homme qui n'avait couché qu'avec une seule femme ». Alors cela, justement, dans un esprit (0:07:04) comme celui de Vatsyayan, il faut inclure tout cela parce que cela fait partie de la réalité.
Catherine FRUCHON : Donc, les déviations morales et les déviations sexuelles ne sont pas du tout condamnées dans cet ouvrage, mais simplement décrites.
Alain DANIÉLOU : Oui et ce n'est pas considéré comme des déviations. C'est considéré comme des aspects de la nature humaine qui se réalise d'une certaine façon et qui n'est jamais condamnable.
Catherine FRUCHON : Alain Daniélou, est-ce que l’lnde que l'on découvre à travers le Kama Sutra ressemble à l'image de l'Inde d'aujourd'hui telle que vous l'avez connu ?
Alain DANIÉLOU : C'est un sérieux problème parce qu’au premier abord, non.
Catherine FRUCHON : Mais est-ce qu'aujourd'hui en 1992, le Kama Sutra est toujours enseigné ?
Alain DANIÉLOU : Il est enseigné seulement dans l’enseignement traditionnel, mais alors, malheureusement, on a imposé à l'Inde depuis l'invasion anglaise un enseignement européen des universités européennes avec les idées occidentales et créé une société qui parle généralement anglais plutôt que des langues indiennes et qui est absolument ignorante et contraire à tout ce qui est traditionnel.
Donc, vous mentionnez le Kama Sutra, le Nouvel Delhi, et les dames froncent le sourcil exactement comme elles le faisaient à Londres sous la reine Victoria. C’est une chose absurde, mais ce n'est pas seulement dans ce domaine, c'est dans tous les domaines de la culture traditionnelle.
Catherine FRUCHON : Donc, il y a eu une régression de la…
Alain DANIÉLOU : Une régression extraordinaire, oui, bien sûr, mais qui est dans une couche sociale qui est aujourd'hui dominante, mais qui au fond n’affecte pas ni les couches populaires, ni les couches vraiment savantes du monde traditionnel. C'est un monde à part, un monde, au fond, post colonial d’indien européanisé qui singe des habitudes des européens et aussi leurs façons de penser.
Catherine FRUCHON : A votre avis, Alain Daniélou, comment est-ce que va être accueilli le Kama Sutra, cette nouvelle traduction du Kama Sutra dans une Europe que vous qualifiez de puritaine et d'hypocrite ?
Alain DANIÉLOU : Peut-être qu'elle a besoin d’une autre approche. Je crois qu’il y aurait l'Occident qui vit d’une certaine confusion sur beaucoup de plans, pareil, beaucoup d’avantages à connaître les façons dont on a pensé et organisé la société dans une époque particulière brillante de la civilisation humaine. Cela permet de réfléchir, ces gens qui veulent réfléchir. Je crois que c'est un livre qui apporte beaucoup de données. Et pourquoi pas ? Parce que ce n'est pas du tout conçu comme une chose particulière, c'est conçu comme une étude universelle d'un problème humain fondamental.