Présentateur : Le bon plaisir d'Alain Daniélou par Brigitte Delannoy
Brigitte DELANNOY : Le bon plaisir.
Alain DANIÉLOU : Quand je vois des gens que l'on appelle octogénaires, je me dis : « ces vieillards, vraiment ce sont des gens épouvantables ». Et moi, j'ai l'impression simplement que j'ai recommencé, que la vie est toujours un printemps et qu’au fond, pour moi, cela sonne nul de se dire 80 ans.
Brigitte DELANNOY : Vous ne sentez pas le poids de l'âge ?
Alain DANIÉLOU : Pas du tout, non. Je trouve la vie très agréable et je ne me sens pas du tout différent de ce que j'étais à 20 ans ou à 40.
Brigitte DELANNOY : Pour vous, la vie est un éternel recommencement ?
Alain DANIÉLOU : On ne peut pas dire. Je dirais que c'est un délice perpétuel. J’adore la vie, j'adore les gens, j'adore les animaux, j'adore les arbres, j'adore les paysages et je passe mon temps à trouver vraiment que la vie est merveilleuse.
Brigitte DELANNOY : Le bon plaisir d’Alain Daniélou.
<MUSIQUE>
Pour les 80 ans d'Alain Daniélou ou plutôt comme il le dit lui-même, pour ses 4 fois vingt ans, ses amis s'étaient réunis le 19 octobre dernier à l'espace Cardin. La PAVDEC – Presse associée des variétés, de la danse et du cirque – s'était jointe à cette célébration et Jacques Chancel adressa un premier salut à l'indianiste et à l’hindouiste honoré ce soir-là.
<APPLAUDISSEMENTS>
Jacques CHANCEL : Cher Alain Daniélou, nous voilà près de vous pour ce tour du monde en 4 fois vingt ans. Pour la première fois, je mets des lunettes pour vous voir de plus près et pour la première fois, j'ai un texte pour aller plus vite.
Vous êtes l'homme du hasard. A différents moments de votre vie, vous avez tout oublié pour renaître, mais une étape Bénarès et un trouble particulier, la fascination de l'Inde, nous ont fait boire à d’autres sources…
Brigitte DELANNOY : Autour d'Alain Daniélou, pour son anniversaire et pour son bon plaisir, Gabriel Matzneff, Édouard Mac-Avoy, Maurice Fleuret, Jean Marais, Maurice Béjart, Georges Guette, Savitry Nair, Christian Poché et Henri-Louis de La Grange.
Jacques CHANCEL : Vous m’avez dit : « Tout homme doit naître une seconde fois ». Vous me l'avez dit à différentes reprises. Vous en êtes ce soir à votre troisième apparition. Croyez-moi, Alain Daniélou, ce berceau, ce théâtre et nous tous, c'est l'amitié. C'est l'amitié que nous vous portons et nous sommes heureux une fois encore de vous souhaiter un bel anniversaire. Vous êtes l'homme de tous les vagabondages. Merci Alain Daniélou.
Levez-vous messieurs.
Oui, je dirais simplement un mot encore : cet homme est un homme rare mais je voudrais savoir où en est son œuvre et quelle est l’œuvre qui est aujourd'hui en préparation.
Alain DANIÉLOU : Cela, c'est très grave parce qu'on m'a demandé de traduire l'un des ouvrages les plus méconnus qui est le Kama Sutra.
Intervenant : Il y a une traduction la fin du XIXème siècle.
Alain DANIÉLOU : C’est une affreuse traduction. En réalité, c'est un livre charmant sur l'art de vivre d'une courtisane. Comment charmer les hommes ? Comment fabriquer des parfums ? Comme faire des colliers ? Comment arranger des fleurs ? Et aussi quels sont les artifices par lesquels on peut séduire les hommes ? Comment aimer ? Et alors, vraiment la traduction très médiocre qu'on en avait fait ne s'occupait que de petits détails techniques qui, au fond, ne sont pas l'essentiel.
Intervenant : Vous, vous serez à l'essentiel ?
Alain DANIÉLOU : Je chercherais de l’être, oui.
Intervenant : Alain Daniélou, toute soirée commence avec une petite lumière et cette lumière, je vous la laisse allumer.
Brigitte DELANNOY : Gabriel Matzneff, pourquoi êtes-vous ici ce soir pour les 4 fois vingt ans d'Alain Daniélou ?
Gabriel MATZNEFF : Parce qu’Alain Daniélou est un des hommes avec Hergé qui m'ont le plus apporté par cette lumière qui émane d'eux. Alain est un très bon ami et ce soir, c’est une fête de l'amitié que cela soit Béjart ou tous les gens qui ont participé.
Brigitte DELANNOY : Je ne vois pas très bien le rapport entre Alain Daniélou et Hergé.
Gabriel MATZNEFF : Mais les rapports sont très étroits parce que tout d'abord, parce qu'ils étaient tous les deux passionnés par l’Orient en entretien. Hergé était un taoïste passionné de bouddhisme et puis parce que Alain est un personnage un petit peu à la Tintin. Si vous lisez le livre que Flammarion vient de publier, son voyage autour du monde en 1936, c'est un mélange de Tintin au Tibet, Tintin au Congo, Tintin en Amérique. Il y a un côté Tintin et je crois que tous les gens qui l'approchent sont sensibles à cette douceur et à cette tendresse. C'est un homme vraiment bon, généreux, très modeste. Il s'intéresse toujours beaucoup plus à ce que vous faites qu’à son moi. Moi, il n'a pas du tout cette espèce de narcissisme. Il est le contraire des histrions, le contraire de tous ces gens qui encombrent à Paris, qui se font mousser à Paris, n’est-ce pas. Lui, c'est le contraire.
Brigitte DELANNOY : C'est plus l'homme que l'hindouiste qui vous intéresse apparemment ?
Gabriel MATZNEFF : Vous savez, il est resté 25 ans en Inde, mais il est resté quand même, je veux dire, un gentilhomme français. Ce qui est vrai, c'est qu’en Inde, il n'a pas du tout – comme certaines personnes – fréquenté l'ambassade d'Angleterre, le terrain de polo et les bridges. Il était vraiment avec les Indiens. Il voulait parler les langues locales. Il a appris le sanskrit. Il est heureux partout. Il est en harmonie avec lui-même avec la nature et avec les gens qu'il aime, donc je crois qu'il transporte son Inde intérieure partout avec lui.
Brigitte DELANNOY : Le peintre Édouard Mac-Avoy, portraitiste bien connu de personnages célèbres comme Picasso, Cocteau ou Mauriac ou Jean XXIII, traça un portrait énigmatique ou plutôt emblématique d'Alain Daniélou.
Édouard MAC-AVOY : On le voit à côté de son double musical tel un fantôme jouant de la Vînâ puisque c'est l'instrument hindou que lui-même a le plus pratiqué. Ensuite, on voit le regard multiforme du dieu qui voit tout de tous les sens et de tous les côtés. On y voit des diagrammes de méditation. On y voit les chakras du corps subtil, c'est-à-dire les points énergétiques du corps qui sont entre les yeux où les femmes se posent un point rouge, vous le savez, les glandes qui environnent le cou, le plexus, le nombril qui est le point originel et puis, le sexe qui est un point énergétique important.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'est donc l'hindou Alain Daniélou que vous avez visualisé.
Édouard MAC-AVOY : Oui, bien sûr, je cherche toujours dans le personnage que j'ai incarné ce à quoi il a donné en quelque sorte sa vie. Or, Alain restera certainement comme l'un des occidentaux, sinon l'occidental qui a le mieux transmis l'Inde à l'Occident et qui l’a fait le mieux percevoir et comprendre par une expérience qui n'a pas été une seule expérience de voyage, une sorte de relation de voyage, mais une expérience intérieure, une expérience de compréhension très approfondie de la philosophie et de la religiosité hindoue.
Alain DANIÉLOU : Pour moi, la pensée indienne a joué un très grand rôle parce qu'au fond, je suis de nature dionysiaque et, tout d'un coup, je me suis trouvé dans un monde où justement la religion, la philosophie comprenaient tout l'univers alors que les religions d'Occident sont des religions de l'homme qui s'intéressent à l'être humain contre le monde en général. Et pour moi évidemment, du fait même que je pub comme cela, non seulement m'intégrait dans un mode de pensée qui était tellement ouvert sur la nature, sur la vie. Je crois que cela a joué un très grand rôle dans mon caractère parce qu'en somme, j'ai passé très longtemps dans l'Inde.
Brigitte DELANNOY : Oui et vous l'avez découverte presque par hasard, je dirais. Il n'y a pas eu de calcul de votre part. Vous n'êtes pas parti de Paris, de la France en vous disant : je vais tenter une initiation à l'hindouisme, pas du tout ?
Alain DANIÉLOU : Pas du tout. Je n'avais aucune idée de ce que c'était. Je ne m'intéressais absolument pas ni à la religiosité ni à la philosophie ni à l’orientalisme. Non, je suis allé dans l'Inde. Je m'intéressais à la musique, je faisais de la peinture et j'ai découvert un monde merveilleux. Alors, je m’y suis peu à peu intégré, j'ai appris la langue, j'ai appris la mode de vie, etc. et j’y ai refait mon éducation.
Édouard MAC-AVOY : Il y a un côté aventurier dans la vie d'Alain Daniélou et un non conformisme fondamental, de famille bourgeoise bien établie, père ministre, mère qui était une sorte de fonctionnaire du catholicisme, si je puis dire,
Brigitte DELANNOY : Religieuse laïque
Édouard MAC-AVOY : Religieuse laïque et qui justement et je crois est, en partie, responsable de l'espèce d’aversion qu'il a prise pour un certain catholicisme. Il était fait pour mener une vie tout autre pour devenir cardinal comme son frère. Or, il s'est échappé dès sa prime jeunesse puisqu'il a été danseur, puisqu'il a été musicien et puis, il est parti dans ses premières aventures à partir de 1930 environ. Il est parti dans ses grandes aventures de tour du monde et puis après cela, sa fixation dans l'Inde durant plus de 25 ans d'où il a rapporté cette expérience.
Mais contrairement aux voyageurs qui relatent leur voyage, l'expérience est beaucoup plus intérieure qu'elle n'est une expérience de voyage et de pittoresque. Cela lui a été donné par le fait qu'il a pris la peine d'apprendre 19 langues de l'Inde plus le sanskrit, plus le tamoul ancien, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Et donc, il a approché des textes d'aussi près que, si je peux me le permettre, j'approche un visage.
Maurice FLEURET : C’est un homme qui travaille beaucoup tout en ayant toujours l'air de ne rien faire. Je l’ai vu dans les différentes maisons qu’il a habitées, toujours disponible à la conversation, à l'écoute de la musique, au farniente et puis le lendemain, je l'apercevais qu'il avait peint une toile, écrit 50 pages, composé une mélodie, Dieu sait quoi encore. Alors, c'est vrai qu'il est solitaire, c'est vrai qu'il est secret, c'est vrai qu'il est marginal, mais on ne peut pas l'être, on ne peut pas être autrement lorsqu'on vit de cette manière et qu'on a cet idéal de comprendre la vérité et la profondeur des choses. Ce n’est pas un être superficiel. Parfois, ses écrits pourraient le faire croire parce que c'est vrai, il jette un regard amusé sur le monde, il a un esprit très paradoxal, il ne craint pas l'humour, il ne craint pas la provocation, mais on s'aperçoit en le connaissant mieux qu'il n'est jamais satisfait s'il n'a pas approfondi sa connaissance. Et je l’ai vu par exemple dans des domaines tout à fait extraordinaires comme celui de l'électronique, puisqu'il a inventé un instrument électronique qui permet de jouer d'une manière absolue la musique indienne grâce à un accord extrêmement précis. Je l'ai vu par exemple aborder l'électronique qui lui était, ma foi, aussi étrangère que quelques techniques martiennes et s'y plier peu à peu jusqu'à la maîtriser.
Brigitte DELANNOY : C'est un véritable amateur donc ?
Maurice FLEURET : Dans le plus beau et le plus grand sens du terme.
Alain DANIÉLOU : Pour moi, quand j'avais 15 ans, j'allais à Londres pour voir les Turner.
Brigitte DELANNOY : A la Tate Gallery.
Alain DANIÉLOU : A la Tate Gallery, avec famille, personne ne savait qui était Turner et c'était un peu cela dans tous les domaines.
Brigitte DELANNOY Vous étiez l'original ?
Alain DANIÉLOU : Oui mais sans faire exprès. Enfin, ce n'est pas que je le cherchais et en plus, j'avais ce sentiment très fort de ne pas me laisser influencer par mon milieu, de sentir qu’au fond, j'étais tombé par erreur dans un monde qui n'était pas le mien et qu'il ne fallait surtout pas me laisser impressionner par ce milieu. Cela, c'était une chose très forte même dans mon enfance, même très enfant.
Brigitte DELANNOY : On peut peut-être quand même situer rapidement ce milieu : votre père, votre mère. Votre père était un homme politique et votre mère était très religieuse.
Alain DANIÉLOU : Oui et en plus, ma mère était une éducatrice, c'est-à-dire une femme qui avait beaucoup de charme dont la passion était de façonner les êtres, l’influence.
Brigitte DELANNOY : Cela, c’est redoutable pour vous.
Alain DANIÉLOU : Pour moi, c’était terrible. Et donc pour moi, c'est très normal que j'ai pris aussitôt le contre-pied et j'ai toujours vécu dans une espèce d'isolement.
Brigitte DELANNOY : Vous voulez dire que vous avez déterminé votre vie par rapport à elle et contre elle ?
Alain DANIÉLOU : Oui mais même pas sans violence, sans chose, simplement quelque chose qui pour moi était dangereux dont il fallait se méfier et se tenir à l’écart.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'était une femme très brillante, elle était agrégée, ce qui pour l’époque était tout à fait extraordinaire et puis, elle avait fondé un ordre religieux.
Alain DANIÉLOU : Un ordre religieux, bien sûr, qui était d'ailleurs un système très habile puisqu’elle avait fondé ces universités pour les femmes et dans lesquels la plupart de ses principaux professeurs étaient des religieuses. Donc, je pense qu’économiquement, c'était aussi très malin.
Brigitte DELANNOY : C'était presqu’une religieuse votre mère.
Alain DANIÉLOU : Oui, certainement. D'ailleurs, elle aimait qu'on la compare à Madame de Maintenon.
Brigitte DELANNOY : C'est plus que cela alors.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : C’était une politique aussi alors ?
Alain DANIÉLOU : Je crois qu'elle était très adroite et qu'elle sait justement bien qu’évidemment, le milieu de mon père ait été absolument opposé au sien d'une certaine façon.
Brigitte DELANNOY : Oui, il était radical, lui.
Alain DANIÉLOU : Oui, il était radical. C'était un homme considéré en Bretagne comme l'extrême gauche, très rouge. Je crois que mes parents se sont rencontrés parce que l'un et l'autre étaient des dreyfusards
Brigitte DELANNOY : Alors là, c'est bizarre oui.
Alain DANIÉLOU : C’est bizarre
Brigitte DELANNOY : Sa façon qu’à elle, c'était bizarre
Alain DANIÉLOU : Non, parce que c'était quand même une femme aussi très originale et qui avait un sens des valeurs morales. Elle n'était pas du tout de la droite bête, non, certainement. Et ils étaient l'un et l'autre très… ils avaient même agi très fortement dans l’affaire Dreyfus l'un et l'autre.
Brigitte DELANNOY : Oui, votre père avait été le collaborateur d'Aristide Briand.
Alain DANIÉLOU : Oui. Il était même un collaborateur très proche et très rattaché aux idées pacifistes de Briand et il a été lui-même pratiquement, chaque fois que Briand était au pouvoir, mon père était à côté de lui comme ministre ou d'une autre façon
Brigitte DELANNOY : Oui, alors qu'avez-vous retiré de cette histoire familiale ?
Alain DANIÉLOU : Pas grand-chose. Pas grand-chose parce que moi, je m'occupais d’autre chose.
<MUSIQUE>
D’abord, je faisais de la musique et puis de la peinture, j’ai commencé à faire des aquarelles à 12 ans. Et puis ensuite, j'ai étudié le piano avec passion pendant des années et puis ensuite, je me suis lancé dans la danse. Tout cela était des choses qui, pour moi, allaient très bien, où je réussissais pas mal et qui n'avaient rien à voir avec mon milieu familial.
Brigitte DELANNOY : Vous cultiviez votre différence aussi, non ?
Alain DANIÉLOU : Non, je ne peux pas dire parce que ce n'est pas une question d’l'hostilité. C’est un canard qui est dans une couvée de poussins, il se jette à l'eau et les autres sont un peu surpris, puis, c’est tout.
Brigitte DELANNOY : Vous vous êtes jetés à l'eau en effet puisque vous avez quitté votre pays et vous êtes parti à travers le monde. Vous avez fait plusieurs tours du monde d'ailleurs
Alain DANIÉLOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : Et très jeune.
Alain DANIÉLOU : Et très jeune. Ma première grande sortie, cela a été quand j'ai obtenu une bourse pour aller dans un collège américain, ce qui était pour moi une expérience très intéressante. Et puis ensuite, j'ai commencé à m'occuper de musique extra-européenne en même temps que je travaillais le piano et le chant. J’ai fait un long séjour en Afrique du nord pour étudier la musique et puis quand j'ai eu l'occasion et que je suis parti vers les pays d'Asie, alors j'ai découvert aussi des formes d'art musical qui m'ont beaucoup intéressé et passionné.
Brigitte DELANNOY : Alors, cela a été une libération pour vous ce départ ?
Alain DANIÉLOU : Non, je ne peux pas dire parce que moi, je suis bien partout. J'étais très content et ici, j'avais des amis, un milieu très sympathique. Au fond, ce qui était plutôt un isolement, c'est quand je me suis… Les années très dures d'étude en Inde où vraiment quand j'ai décidé de m'intégrer, d'étudier la civilisation très à fond et de m'intégrer dans cette vie, il y a là des moments où c'est assez dur pour apprendre un autre mode de vie, un autre mode de pensée et de faire complètement sincèrement sans réticence.
Brigitte DELANNOY : Oui. Cela, c'était une transformation profonde pour vous ?
Alain DANIÉLOU : Au fond, c'était mon éducation. Je dois dire qu’avant, j'avais tiré très peu d’avantages du milieu dans lequel j'étais né et j'ai commencé mon éducation là. C'est là que j'ai fait mes classes, ma philosophie, toutes mes études en quelque sorte, dans un mode complètement différent.
Brigitte DELANNOY : Jean Marais, vous avez connu Alain Daniélou dans les années 30. Je crois que vous étiez très jeune et lui-même dans ses mémoires d'ailleurs relève qu'il a rencontré un jeune homme d'une surprenante beauté et qui avait à peu près 16 ans.
Jean MARAIS : Non, quand il m'a rencontré, j'avais 18 ans, je pense.
Brigitte DELANNOY : C'est une grande différence ?
Jean MARAIS : Oui. C’était le cousin d'un ami à moi et il revenait d'Afghanistan et il avait rapporté des choses merveilleuses d'Afghanistan, entre autres, un tapis dont je rêve encore. Oui, je trouvais cela extraordinaire. Une tapisserie qu'il avait au mur et on est devenu très amis. On s'est beaucoup vu avec Jean Cocteau. Un jour, il a décidé de partir avec un ami à lui qui s'appelait Raymond Burnier qui est un merveilleux photographe pour les Indes.
Il avait déjà fait un voyage aux Indes. Il est tombé amoureux des Indes et il est revenu à Paris pour vendre tout ce qu'il avait et faire sa vie aux Indes. Et comme ça, Jean Cocteau a acheté sa voiture qui était une marque Ford. C'est des choses un peu ridicules que je vous raconte, qui n'ont pas d'importance, mais c’est la cocasserie de la vie. Et cette voiture m'a suivi puisque je l’ai emmené à la guerre avec moi avec un faux numéro militaire.
Alain Daniélou, sans le savoir, a marqué ma vie. Et après, quand il a fait des voyages en Europe et en France, j'ai eu le bonheur de le revoir. Il était devenu Hindoustan, il avait pris la religion Hindoustan et c'était pour moi quelqu'un de fantastique. Et puis, j'ai eu des livres sur l'Inde de Raymond Burnier, extraordinaires, des livres très beaux et puis, j'ai lu les livres d'Alain Daniélou et c'est un merveilleux écrivain et c'est quelqu'un que j'admire et que j'estime et que j'aime et que je respecte.
Brigitte DELANNOY : Comment apparaissait-il dans les années 30 ? Parce qu'à ce moment-là, il n'était pas encore hindouiste. Il n'avait pas tracé sa voie véritablement.
Jean MARAIS : Non, bien sûr, mais il avait un physique assez d’ascète comme cela, de quelqu’un de très mince, de très brillant, d'intelligent. Il avait un regard qui vous pénétrait. C’était quelqu'un qui était très attirant d'aspect et de réflexion parce que lorsqu'il parlait, c’était quelqu’un qu'on avait envie d'écouter.
Brigitte DELANNOY : Vous avez fait le projet d'aller le rejoindre à Bénarès avec Jean Cocteau.
Jean MARAIS : Oui, mais là, je ne connais pas encore les Indes. Je ne suis jamais allé aux Indes.
Brigitte DELANNOY : Cela a été impossible.
Jean MARAIS : Il y a eu la guerre.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Vous vous installez en Inde de manière définitive en 1939 à peu près, non ?
Alain DANIÉLOU : Un petit peu avant.
Brigitte DELANNOY : Un petit peu avant ?
Alain DANIÉLOU : Oui, un petit peu avant, 38, je crois. Et depuis 32, puisque mon premier voyage était en 32 où déjà, j’avais rencontré Rabindranath Tagore, j’étais allé dans son école. Et à partir de cette époque, chaque année, je suis retourné en Inde et plusieurs fois en faisant le tour du monde.
Brigitte DELANNOY : Alors justement, votre tour du monde vient de paraître aux éditions Flammarion. C'était un carnet de voyage que vous avait demandé Pierre Gaxotte en 1936.
Alain DANIÉLOU : C'était un voyage très intéressant, très agréable avec aussi la découverte du Japon et de la Chine que je ne connaissais pas du tout, et puis, un retour aux Indes. Puis, tout de même un séjour en Amérique assez amusant puisque j’y avais des amis très hauts placés et que cela se faisait dans des circonstances très amusantes où j'ai quand même visité Hollywood dans ces années-là.
Brigitte DELANNOY : A la grande époque
Alain DANIÉLOU : A la grande époque, avec des gens qui avaient toutes les ouvertures partout auprès de toutes les vedettes.
Brigitte DELANNOY : Vous avez vu les stars de l'époque ?
Alain DANIÉLOU : Oui, certains, certainement. Mais d'ailleurs à plusieurs reprises parce qu'après, quand j’y suis retourné de nouveau comme j'étais très lié avec Jean Renoir, j'ai pu aussi rencontrer les stars d'une époque un peu ultérieure comme était Chaplin et des gens comme cela. C’est très amusant.
Brigitte DELANNOY : C'est un monde que vous admiriez ?
Alain DANIÉLOU : Non, pas du tout. C'est un monde… enfin, c’est épouvantable.
Brigitte DELANNOY : Hollywood, oui ? Et Beverly Hills ?
Alain DANIÉLOU : Oui, enfin, c'est-à-dire c'est quand même amusant parce que c'est ce luxe, ces villas extraordinaires etc., mais j’ai toujours trouvé les gens pas très à la hauteur de leurs moyens.
Brigitte DELANNOY : Oui. C'est le monde des apparences. Mais de toute façon, vous ne portez pas un regard admirateur sur l'Amérique.
Alain DANIÉLOU : Non et pourtant, c'est un pays où j'ai été très heureux comme étudiant, seulement, il se trouve que j'ai un esprit plutôt critique et puis alors, il y a toujours eu des aspects pour moi qui étaient très difficiles à supporter, c'était la façon dont certaines populations étaient traitées.
Brigitte DELANNOY : Vous parlez des Indiens ?
Alain DANIÉLOU : Oui. Par exemple, moi, j'étais très choqué et je le disais.
Brigitte DELANNOY : Oui vous êtes le défenseur des minorités. Vous l'avez toujours été.
Alain DANIÉLOU : D’une certaine façon, oui. L'ennui, c'est que quelquefois quand les minorités deviennent majorité, elles deviennent insupportables, mais enfin, ça, on ne peut pas l’ajuster.
Brigitte DELANNOY : Oui. En revanche, vous avez une vision bien particulière des noirs aux Etats-Unis. Vous avez visité Harlem à une époque où c'était encore visitable et vous estimez que cette présence des noirs aux Etats-Unis est un signe de régression.
Alain DANIÉLOU : C'est-à-dire moi, j'aime que les peuples dans leur vrai milieu.
Brigitte DELANNOY : Dans leur milieu d'origine.
Alain DANIÉLOU : Oui, autant je n'aime pas les Africains aux Etats-Unis, pas plus que je n'aime les Anglais aux Indes. Je trouve que chaque peuple avec sa culture, sa mode de vie fait partie de la beauté du monde et que même s'ils sont déplacés, il y a quelque chose qu'il n'a pas. Vous comprenez ?
Brigitte DELANNOY : Vous ne croyez pas au métissage ?
Alain DANIÉLOU : Non, certainement pas. Et là, je suis très confirmé par ce que pensent les Indiens là-dessus qui pensent que chaque communauté, chaque espèce humaine doit maintenir son intégrité, sa beauté, sa culture et pas faire des mélanges. Et je crois par exemple dans l'Inde aujourd'hui, pour moi, si je considérais qu’un Indien qui parlait anglais, c’est fini. Il n'avait plus rien à m’apprendre. Et c'était vrai. Alors que j'ai rencontré des gens merveilleux absolument par leur savoir, par leur art de vivre dans le monde traditionnel, dès qu'on avait cette espèce d'hybride qui finit par une civilisation d'aéroports où rien n'a plus de valeur, rien n’a plus de couleur.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'est l'évolution actuelle pourtant un peu partout dans le monde.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais je crois que ça, c'est la fin du monde.
Brigitte DELANNOY : Oui, pour vous.
Alain DANIÉLOU : Oui absolument. Je crois que si on finit, on détruit le mélange des cultures, je crois, abouti à une non-culture générale assez terrifiante.
Brigitte DELANNOY : Vous croyez à une société stable, stabilisée complètement et qui n’évoluerait pas ?
Alain DANIÉLOU : Non. On ne peut pas dire ça. Au contraire, toute société évolue nécessairement. Mais je veux dire, le mélange des choses, je ne crois pas, je n'aime pas le franglais. Que voulez-vous ? J’aime des gens qui parlent un bon anglais ou un bon français ou un bon italien et on est exaspéré des gens qui baragouinent n'importe quoi. J'emploie un mot breton, baragouiner, mais je crois qu’on ne réfléchit pas assez, qu’on peut par exemple produire de beaux animaux humains mais il faut voir qu’est-ce que ça donne sur le plan intellectuel et sur le plan de certaines valeurs tout de même et d'un certain ordre naturel que vraiment, le monde occidental méprise. Ici, on a toujours l'impression que dans le monde chrétien, Dieu est un imbécile, qu'il a tout raté, que nous sommes là pour arranger les choses, etc. C'est une vue très contraire à celle des hindous naturellement qui pensent qu'au contraire, tout a une raison d'être et qu'il faut respecter l'ordre des choses et ne pas mélanger les espèces.
Brigitte DELANNOY : Oui. Vous êtes donc tout à fait opposé à cette grande thèse de l'universalisme de la pensée européenne occidentale, qui revient aujourd'hui chez nous avec, par exemple, je ne sais pas, est-ce que vous avez entendu parler d'Alain Finkielkraut et de son livre « La défaite de la pensée » et justement lui se bat contre les thèses que vous défendez : celle des minorités, celle de l'affirmation des différences, etc.
Alain DANIÉLOU : Moi, à chaque fois que j'ai eu l'expérience d'une chose, j'ai assisté à un désastre. Au fond, j'ai passé des années à enregistrer les musiques traditionnelles, les cultures, les formes d'art qui se sont développées à travers les siècles, qui sont arrivés à un raffinement extraordinaire et puis tout d'un coup, on veut imposer des espèces de soi-disant amélioration et on s'aperçoit que tout est détruit. Moi, je voyais ça, en Iran par exemple autrefois, il y avait des musiciens merveilleux. Personne ne les connaissait parce qu'on ne voulait s'occuper que de culture occidentale. Et puis alors, tout d'un coup, on inventait de dire : « mais il faut écrire, si la musique n'est pas écrite, ce n'est pas de la bonne musique. » Et on écrivait, on forçait des pauvres musiciens à jouer un béaba musical où il ne restait rien d'un art qui était prodigieux par son raffinement, son émotion.
Tout ça, il faut voir comment on fait les choses et je crains par exemple qu’il y a des trésors de culture dans le monde traditionnel. Par exemple, si on pense tout ce qu'il y a en Afrique et qu'on détruit avec une férocité incroyable parce que c'est tenu par des gens qui ont une tradition, qui se rappellent de choses depuis des siècles, qui contiennent des sciences extraordinaires, un savoir merveilleux aussi bien dans l'astronomie que dans la médecine, que dans l'histoire, que dans des choses. Et puis tout d'un coup, on dit : Ah non, tout ça, ça ne vaut rien » et on envoie un imbécile qui a appris à écrire et passer son certificat d'études dans un pays occidental, et il bousille tout en disant : « non, c’est nous qui savons tout parce que c'est nous qui savons écrire. Et ces gens ne savent pas écrire, donc c’est des sauvages. »
On a des points de vue tellement absurdes sur les choses qu’on reste un peu surpris et je pense qu’on aurait beaucoup davantage à reconsidérer ce qu'on considère aujourd'hui comme des slogans absolument définitifs et que je crois, malheureusement, ne correspond pas aux réalités
Brigitte DELANNOY : Oui, en fait, vous menez une croisade contre l'Occident.
Alain DANIÉLOU : Non pas du tout.
Brigitte DELANNOY : Et contre l'occidentalisation du monde.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais je suis autant contre les ashrams et l'orientalisation idiote de l'Occident, chacun a sa place. Je pense simplement évidemment que l'Occident, en tout cas l'Europe et maintenant l'Amérique, ont joué un rôle extraordinairement destructeur dans l'histoire des cultures. Ça, c'est certain.
Brigitte DELANNOY : Oui, il y a eu d'autres civilisations destructrices.
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr.
Brigitte DELANNOY : Ce n’est pas la première.
Alain DANIÉLOU : Non, bien sûr. Le monde islamique a été terrifiant, le monde chrétien autrefois a été des choses absolument effroyables au point de vue de la destruction des cultures. Ce qui est attristant, c'est que maintenant avec une bonne conscience, on continue et ça, je trouve que c'est quelque chose qui est à peu dommage.
Brigitte DELANNOY : Vous croyez que c’est pire encore ?
Alain DANIÉLOU : C'est plus insidieux, surtout parce que ça se fait beaucoup par personne interposée. C'est maintenant par des Africains ou des orientaux occidentalisés que l'on impose des valeurs occidentales contre des valeurs de culture ancienne.
Brigitte DELANNOY : Maurice Béjart, toujours très inspiré par l’Orient, son ballet indianisant bhakti en est la meilleure preuve, a beaucoup puisé dans l'œuvre d'Alain Daniélou qu'il admire et respecte tel un disciple.
Maurice BÉJART : On a eu des voies parallèles. Il a été beaucoup plus loin que moi puisque Daniélou peut lire le sanskrit, est un musicien musicologue hindou, a une connaissance d'une immense profondeur et je n'atteins pas à la cheville. Mais disons qu'on a eu des voies parallèles moi dans mon tout petit domaine de recherche et lui qui a vraiment, je crois que c'est l’européen qui a le mieux pénétré l'Inde en véritable profondeur.
Brigitte DELANNOY : Oui, vous voulez dire que lui a une connaissance rationnelle de l'Inde alors que vous, vous avez plutôt une approche intuitive de ce pays et de cette culture indienne ?
Maurice BÉJART : Je crois que non. Je crois que sa connaissance à lui est à la fois rationnelle et intuitive comme la vraie connaissance. S’il y a l’une et pas l'autre, il y a quand même un défaut surtout que l'Inde rationnelle, ça n'a rien à voir avec l'Europe rationnelle et le mot « rationnelle », pour nous, a un sens quand même très restrictif. Alors qu'en Inde, c’est un univers cosmique qui engendre le physique, le religieux, l'érotique, le sacré, le vital et c'est quelque chose de vraiment profond, je crois, comme nous avons eu en Europe il y a très longtemps et que nous avons peut-être perdu.
Brigitte DELANNOY : Est-ce que vous avez ressenti un moment de votre vie le besoin de le lire et en tout cas de lire ce qu'il a pu écrire sur la religion par exemple, ou même sur l'art indien parce que tout est lié, vous venez de le dire d'ailleurs, à la fois la connaissance, l'intuition, la religion, la philosophie, la danse aussi qui est reliée principalement au divin à l'idée même de Dieu en Inde. Donc, est-ce que vous avez exprimé ce souci vraiment d'aller en profondeur à travers les textes de Daniélou ?
Maurice BÉJART : Je me souviens déjà à l'époque où j'ai fait bhakti, il y a déjà une vingtaine d'années. J'avais beaucoup lu Daniélou et aussi bien dans l'anthologie de la musique qu'il avait publié aussi bien que dans ses écrits, dans des comptes, dans des œuvres philosophiques ou dans l'érotisme divinisé. J'avais trouvé une source d'inspiration, une source de connaissance vraiment très complète.
Brigitte DELANNOY : La danse indienne, Daniélou l'a connu en la pratiquant. D'ailleurs, ça, vous le savez sans doute dans les années 30 lorsqu'il était jeune, il a eu ce besoin lui aussi de peut-être connaître un peu mieux la culture indienne à travers la danse parce que c’est un moyen d'accès en Inde, ce qui n'est pas le cas toujours en Occident
Maurice BÉJART : Mais Daniélou a d'abord dansé. Il a dansé à Paris au studio Vacaire comme moi.
Brigitte DELANNOY : On a souvent tendance à séparer la danse indienne de la danse européenne ou anglo-saxonne occidentale en tout cas. Est-ce que vous estimez, vous, qu'il faut les dissocier ? Ou est-ce qu'au fond, il n'y a qu'une danse universelle ?
Maurice BÉJART : Moi, j'ai lutté des années et je continue pour l’unité des danses. J’ai lutté vraiment pour ça parce que lorsqu'on me parle actuellement en Europe de danse classique, académique, moderne, post-moderne, contemporaine, c'est un charabia qui est absolument absurde. Alors, ce n’est pas moi qui vais vous contredire en séparant les danses.
Il est évident que les danses traditionnelles viennent de la tradition et qu’il y a des traditions différentes : la tradition judéo-chrétienne n'est pas la tradition hindoue, la tradition chinoise n'est pas la tradition américaine des indiens d'Amérique. Je crois que chaque tradition apporte quelque chose à la fois d'authentique mais aussi d’humain. Pour ça, je dis toujours : « L'être humain, il y a un ventre, deux bras, deux jambes, un cou et une tête ». Donc, lorsque tout d'un coup, je retrouve dans une danse basque, un pas africain, dans une danse hindoue, un pas de flamenco ou dans une position shinto, un pas péruvien, c'est parce que l'être humain à des constantes et lorsqu’on déshabille l'être humain, on retrouve un facteur et c’est ça qui me passionne souvent, c'est de voir le facteur commun à travers des cultures apparemment opposées.
Brigitte DELANNOY : Qu'avez-vous cherché en chorégraphie en bhakti ? Est-ce que c'était une approche de la danse indienne proprement dite parce qu’au fond, est-ce que vous aviez accès à ces codes ? Il y a des codes très stricts dans la danse indienne que l'on connaît mal, nous ici. Alors, pourquoi avez-vous réalisé bhakti ? Quelle était votre intention au départ parce que je suppose que vous avez déplu à tous les puristes de l'indianisme et qu'en revanche, vous avez pu troubler le public occidental ?
Maurice BÉJART : Je crois que c'est exactement le contraire. D'abord, je veux dire que dans bhakti, il n’y a pas un seul pas hindou. Je ne suis pas un chorégraphe indien. Je n'ai pas étudié, je connais mais je n'ai pas étudié. Pour étudier, il faut 10 ans. Pour connaître, c'est différent. Je n'ai pas étudié la danse indienne dont bhakti n'est pas du tout un ballet hindou. Mais par contre, bhakti, j'ai des témoignages aussi bien dans ma mémoire que des témoignages écrits d'indiens très profonds qui m'ont dit que j'avais vraiment compris l’âme indienne.
Je crois que dans cette recherche spirituelle que j'ai faite aussi bien lorsque j'ai fait le Golestan en Iran, lorsque j'ai travaillé au Japon, lorsque j'ai travaillé dans différentes cultures, je n'ai pas cherché à faire du folklore. Le ballet que j’ai fait au Japon n'emprunte rien à la chorégraphie japonaise. Le Golestan n’est évidemment pas du tout de la chorégraphie musulmane ou iranienne si toutefois elle existe. Donc, je crois que j'ai utilisé un langage qui est le mien, qui est un langage utilisant une base classique avec des éléments traditionnels occidentaux retravaillés, retransformés par certaines écoles modernes, mais je n'ai pas cherché à faire du folklore. Par contre, ce que j’ai vraiment voulu, c’est une étude parfois très longue et très exhaustive de l'âme d'un pays profond.
Par exemple, lorsque j’ai fait un spectacle au Japon, l'empereur du Japon m'a remis une décoration qu'on ne donne jamais à un étranger et il m'a dit : « Je vous la donne puisque vous êtes un Japonais ». Donc, il y a un travail pour comprendre un pays par l'intérieur et non pas par l'extérieur. J'aurais pu très bien faire des faux pas shinto et puis tout d'un coup, ça n'avait rien de Japonais. Le bhakti, c'est un ballet qui, je crois, est profondément imprégné par l'Inde et en ça, l'œuvre de Daniélou m'a beaucoup apporté, mais dans bhakti, il n’y a absolument rien de trace hindoue.
Brigitte DELANNOY : Est-ce que Daniélou a reconnu bhakti parce qu'on sait que lui, alors, c’est le puriste par excellence ?
Maurice BÉJART : Justement, il m'a dit ce que m'ont dit les Indiens. Ils m'ont dit : « ça n'a rien à voir avec la danse hindou », mais je ne prétends pas que ça soit ça. Mais je crois qu’il a ressenti quelque chose d’authentique dans la pensée.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : A votre avis, Alain Daniélou a apporté quelque chose de fondamental à notre connaissance à nous de l'Inde aujourd'hui ?
Maurice BÉJART : Mais plus que ça. Je crois qu'il a apporté quelque chose de fondamental dans notre aspect de charabia pseudo-métaphysique parce qu'il faut bien dire que l'Occident se débat dans une espèce d’univers où tout fout le camp. Ce n’est pas pessimiste. Je constate des choses qui se cassent la gueule dans tous les sens et les gens ne savent pas très bien où aller. Il n’y a plus certitude ni métaphysique ni politique dans aucun domaine. Dans ce domaine-là, il nous a apporté quelque chose qui est à la fois une ironie souveraine parce que l'ironie peut-être divine aussi et un sens de réalité qui nous échappe.
Brigitte DELANNOY : Vous-même d'ailleurs, vous allez vous ressourcer régulièrement en Inde. Est-ce que pour vous comme pour Daniélou, l'Inde, c'est une espèce de force matricielle de la culture, de la philosophie, de la religion ?
Maurice BÉJART : Oui mais disons que quand je vais en Inde, moi, je ne vais pas tellement étudier. La culture indienne, on peut l’étudier à Paris très bien. Lorsque je vais en Inde, c’est simplement pour être avec des amis indiens, vivre comme eux, manger comme eux, me promener dans la nature, marcher à pied sur une route et c'est pour retrouver la vie indienne par justement l’air, par la mousson, par la terre et par les arbres. Tandis que la culture finalement, on peut la voir partout. Mais tant qu'elle n'est pas confrontée à la réalité quotidienne, la culture reste livresque, donc elle reste totalement artificielle.
Brigitte DELANNOY : Et la prise de position de Daniélou par rapport au métissage, puisqu'il est contre, il pense que chacun doit rester dans son ethnie pour l'équilibre de la société, que chacun doit rester dans sa caste également pour toujours cet équilibre de la société. Est-ce que vous êtes d'accord avec ce point de vue ?
Maurice BÉJART : Là, je ne serais pas d'accord entièrement. Je pense que le métissage est aussi une chose très importante, une valeur dans le sens que le monde est en évolution évidemment. Et je crois qu'à partir du moment où on ne peut pas jouer le jeu de la séparation, enfin un Japonais dans le temps de voyager, il ne sortait pas des frontières, les hindous qui sortaient d’Inde, ils perdaient leur caste, à partir du moment où la vie demande des changements, il faut les adopter profondément au contraire en en tirant leurs valeurs extrêmes.
Personnellement, moi, je suis déjà un métis moi-même dont j’aurais tort de parler contre le métissage. Et puis, je pense qu'au contraire, il y a des valeurs de culture. Je crois que dans des grands moments d'affrontement entre des peuples, il y a eu métissage, il y a eu essor culturel, enfin toute la méditerranée n’est que cette histoire-là. Dans ce sens-là, je crois qu’il y a un sens de vérité dans le métissage où on peut tirer une leçon importante
Brigitte DELANNOY : Et est-ce que vous avez eu l'occasion de discuter de ce thème avec Alain Daniélou ?
Maurice BÉJART : Oui, mais je crois que finalement, on n'est pas opposé. On n’est pas opposé dans le sens qu’il y a toujours la question du point de vue et je crois que ce sont des points de vue différents. On n’est pas opposé directement à l'histoire du Conte Souffi (des gens qui voient un éléphant, qui le voient sous les angles différents et qui décrivent une chose différente. Je crois que toute approche de réalité vue d'un point de vue différent donne un constat différent et profondément, je me sens très proche de lui.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Revenons à votre parcours Alain Daniélou. Donc, vous arrivez en Inde pour la première fois en 1932. Vous avez 25 ans.
Alain DANIELOU : Eh bien, oui, je dois avoir à peu près ça.
Brigitte DELANNOY : Oui, vous êtes vraiment jeune. Alors, comment découvrez-vous l'Inde ? Ça doit être un choc tout à fait étonnant pour vous.
Alain DANIELOU : Bien sûr ! C'est-à-dire quand on va quelque part, il faut savoir ce qu'on veut voir. Moi, j'ai vécu à Calcutta, une ville merveilleuse avec des universités prodigieuses, des grands savants, des choses. Ça existe toujours. Seulement, vous avez des gens, ils vont à Calcutta, ils ne vont voir que les malheureux qui crèvent de faim parce que…
Brigitte DELANNOY : Ça existe aussi.
Alain DANIELOU : Ça existe aussi, mais il faut choisir un petit peu. Il ne faut pas que l’un vous fasse oublier l'autre. Et je crois qu’il y a une chose très malsaine. Les européens avec toutes leurs richesses adorent se jeter sur la misère et s'attendrir délicieusement et puis, ne foutent rien, ne font rien pour l'améliorer ou des choses stupides. Je crois que c’est une espèce de vice. On doit chercher à voir dans le monde tout ce qui a de la valeur, tout ce qui est beau. Pourquoi s'intéresser toujours à des choses qui sont peut-être inévitables, mais est-ce que c'est à ça qu’on doit donner le… ?
Brigitte DELANNOY : Vous croyez qu'il y a une fatalité en Inde de la misère ?
Alain DANIELOU : Non, non. Je crois que la misère est une chose très récente et qui est due à des choses politiques.
Brigitte DELANNOY : C’est dû à la colonisation britannique ?
Alain DANIELOU : Pas tellement, non. C'est dû à la division de l'Inde. Et en fait, en partie à la colonisation puisque les Anglais avaient tout fait pour ruiner les industries indiennes au profit des leurs. Tous les pays coloniaux ont fait cela. Mais enfin, quand les européens sont arrivés dans l’Inde, l’Inde avait le plus haut niveau de vie du monde. Aujourd'hui, c’est à peu près le plus bas, donc il s'est passé quelque chose.
Puis alors, il y a eu cette division absurde du pays qui a produit un des plus grands exodes du monde et ici, les gens qui sont très attachés aux malheurs de la dernière guerre, n’ont aucune espèce d'intérêt pour ces millions de morts et ces millions de réfugiés qui ont été le résultat de la partition de l'Inde et une des choses les plus épouvantables qu’il y ait eu.
C'est très difficile de se remettre parce que quand vous avez des millions de misérables qui tombent sur les grandes villes, il n'y a pas le moyen de les assimiler et ça dure, ça dure pendant très longtemps et évidemment, c'est un spectacle très attristant, mais il est comme ça, c'est comme ça. Quand il y a dans l'histoire, il y a des épidémies épouvantables, il y a des choses, il y a catastrophes. C'est très bien. Si on peut faire quelque chose, il faut s'en occuper, mais si on ne peut rien faire, on fait bien de s’occuper d’autre chose.
Brigitte DELANNOY : En 1932, vous découvrez l’Inde mais vous rencontrez aussi un grand poète indien. C’est Rabindranath Tagore. Comment est-ce possible de le rencontrer quand on n'a que 25 ans, qu'on arrive avec un ami ? Parce qu'il faut dire quand même que vous ne seriez peut-être pas allé en Inde aussi vite si vous n'aviez pas rencontré Raymond Burnier qui est l'homme de votre vie pendant une quarantaine d'années quand même.
Alain DANIELOU : Bien sûr, oui. Quand nous sommes arrivés à cette époque-là à Calcutta, par hasard, nous avons fait quelques gestes spectaculaires, comme inviter un indien très élégant d'ailleurs et qui était un ami qu’on a rencontré à Paris, à venir prendre son petit déjeuner avec nous dans un des grands hôtels et qu’on refuse de nous servir. Alors, nous avons demandé notre compte et notamment quitté l'hôtel, ce qui était une chose inouïe. Jamais un occidental n'avait fait un geste de ce genre.
Brigitte DELANNOY : Mais c’était de la provocation, oui.
Alain DANIELOU : Oui, alors à ce moment-là, dans les milieux indiens de Calcutta, on s’est dit : « mais ce n’est pas des gens ordinaires, ces jeunes gens sont quand même assez intéressants ». Et c'est à ce moment-là qu’on nous a dit : « mais pourquoi vous n’allez pas visiter l'école de Tagore ? Tagore, c’est formidable », et nous y sommes allés. Le vieux poète nous a reçus d’une façon charmante, a trouvé que nous étions des gens complètement marrants et nous a dit : « Oh, mais restez là aussi longtemps que vous voulez, etc. » Et au bout de quelque temps, nous a donné des lettres d'introduction pour ses amis en Europe qui étaient des petits gens qui s'appelaient Paul Valéry, Romain Rolland, Beneditto Crocé, Paul Morand, André Gide aussi, qui fait que quand nous sommes revenus, nous avons essayé de regrouper ces gens dans une soi-disant association des amis de Tagore qui n'a pas d’être du marché naturellement puisque nous étions tout à fait incapables d'organiser une chose de ce genre.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'est quand même curieux de découvrir André Gide par l'intermédiaire de Rabindranath Tagore pour un français.
Alain DANIELOU : Oui, il faut croire que je fais toujours les choses à l'envers. Que voulez-vous ?
Brigitte DELANNOY : Oui. Donc, vous quittez provisoirement l'Inde. Vous faites votre tour du monde dont on a parlé déjà. Vous allez aux Etats-Unis, au Japon, en Chine et puis, vous décidez de vous installer définitivement ou plus longuement en tout cas en Inde. Alors, pourquoi cette décision ?
Alain DANIELOU : Parce que finalement, ce tour du monde n'est pas le premier. Après cette première visite à Tagore, nous sommes revenus pratiquement chaque année. Nous l'avons fait une fois en voiture, ce qui était encore une folie incroyable de faire Paris-Calcutta.
Brigitte DELANNOY : Paris-Calcutta en voiture.
Alain DANIELOU : En voiture à une époque où personne ne …
Brigitte DELANNOY : Par la méditerranée quand même, vous avez pris un bateau, je crois.
Alain DANIELOU : Oui, on a pris un bateau jusqu'à Beyrouth. Mais ensuite, il faut passer de l'Iran en Inde en traversant le désert du Baloutchistan que personne n'avait traversé depuis des années.
Brigitte DELANNOY : Ce n’était pas dangereux ?
Alain DANIELOU : C'était follement dangereux. S’il vous arrivait la moindre chose, il n’y avait aucun moyen de nous en tirer. D'ailleurs heureusement, nous avons rencontré des bandits très gentils qui nous ont un petit peu aidés un certain moment et puis, on l'a fait.
Mais alors, on a fait ça puis ensuite finalement, après ce tour du monde-là où nous avons acheté une roulotte et on l'a laissé en Inde et on est revenu ici quelques mois et puis, nous sommes repartis définitivement. Et c'est à ce moment-là que Jean Cocteau et Jean Marais avaient fait le projet de venir nous voir dans le palais de Bénarès et que malheureusement, la guerre est arrivée et que ce projet a échoué.
Intervenant : Si vous voulez connaître votre caractère, point n'est besoin d'un astrologue, il vous suffit d'aller à Bénarès. Trouvez-vous l'endroit dégoûtant ? L’atmosphère irrespirable ? Vous trouvez-vous mal devant les foyers funéraires ? C’est que vous êtes un esprit bourgeois, rongé, peu adaptable. Voyager ne vous apprendra rien. Si vous trouvez Bénarès mystique ou sublime, si les mendiants vous semblent des saints et que vous vous précipitez à la société théosophique pour revêtir un costume de bure prudemment désinfectée de tous microbes lèpre ou de typhus, vous êtes sentimentale, instable et socialiste dans la mesure où vous possédez des revenus qui vous permettent de vivre sans travailler.
Une large rue, ouverte comme une crevasse dont l'amoncellement des maisons permet d'arriver jusqu'au fleuve où elle finit théâtralement par un grand escalier. Nous sommes au cœur de la ville sainte dressante au-dessus des eaux les hautes murailles de ses palais, hérissée les toits en pyramide de ses temples et du sacrilège de ces minerais, Bénarès s'étend à perte de vue sur la rive nord du Gange qui fait une immense courbe sous son poids. Des centaines d’escaliers de pierre enfoncent sous les eaux leurs larges dalles. Ce sont les Ghats où les pèlerins viennent d'accomplir leurs ablutions rituelles. Des milliers de corps bruns (1:03:26), les reins entourés d'un chiffon humide montent et descendent sans cesse ou bien dorment au bon soleil. Des fakirs tout à fait nus, leurs longs cheveux en broussailles rêvent immobiles, accroupis au bord des marches. Les femmes aussi enveloppées dans un sari blanc qui laisse un sein découvert, un vase de cuivre dans les mains, remontent emportant l'eau sacrée pour la verser sur l'idole du logis. Elles, d'ordinaire si timides, ne s’inquiètent point d'apparaître ainsi nues, le corps à peine zébré par les plis humides (1:04:04) qui les drapent. Des enfants, ornés seulement d'une amulette et des adolescents vigoureux jouent, nagent ou se poursuivent à travers la foule silencieuse. La vie est ici proche du temple et l'on dort volontiers à l'ombre des idoles.
Par les petites rues étroites et profondes, nous nous glissons entre les temples dont les majestueuses façades rouges semblent se toucher vers le haut. Il règne une demi-obscurité. Parfois, à travers les portes monumentales, on aperçoit les langues des sanctuaires et parmi les fumées d'encens entourées de monceaux de fleurs, l'idole. Tantôt le gigantesque lingam noir de Shiva, tantôt les yeux scintillants de Kali la terrible. Des prêtres agitent leurs clochettes et tracent dans l'air des figures magiques avec leurs lampes, mais si nous approchons trop près la porte, aussitôt des corps robustes nous barrent la route. Nul ne peut entrer ici s’il n’est pas brahmane. De certains temples, on ne peut même approcher. Et c’est de la terrasse d'une maison que nous pouvons admirer les coupoles scintillantes du temple d'or de Vishnou que recouvrent d'épaisses plaques ciselées d'un or que rien n'altère.
Dans la pénombre des rues, les marchands de fleurs entassent leurs étalages odorants et les pèlerins attentifs calment la douloureuse ardeur de Shiva sous l'eau rafraîchissante et les fleurs de jasmin. Des milliers de mendiants squelettiques tendent inlassablement leur écuelle où chacun jette quelques grains de riz qui feront leur maigre pitance. Parfois, un gigantesque taureau obstrue la rue de la masse de son corps. Il nous faut alors rebrousser chemin et prendre une autre route. Il est dangereux et impie de déranger dans leurs longs vagabondages ces bovidés sacrés, dont chaque mouvement est un présage.
A un mètre du sol, des sortes de trous cubiques creusés dans les murs servent de boutiques. Les marchands vendent du bétel, des livres saints, des images religieuses, de l'opium, du haschich, du charas. Comme un éblouissement de soleil, une rue féérique s'ouvre devant nous : c'est le bazar des cuivres, la grande industrie de Bénarès. Après l'oppressant reflet rouge des rues saintes où ces prêtres et ces ascètes décharnés vivent silencieusement dans le parfum trop lourd des fleurs et de l’encens, on retrouve avec joie une autre Inde féérique et bruyante dont les marchands enturbannés de vert ou de rose vendent astucieusement des trésors.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Alors, vous arrivez en 1938 et vous vous installez à Bénarès. Alors, j'aimerais que vous nous décriviez Bénarès parce que c'est le cœur de l'Inde pour vous, le cœur spirituel, religieux philosophique aussi.
Alain DANIELOU : C'est un endroit assez unique parce que c'est un endroit magique. Ce n’est pas du tout par hasard qu’il y a des lieux sacrés. Ce sont des endroits où souffle l'esprit, on ne sait pas pourquoi, où on se sent autrement qu'ailleurs. Bénarès, c’est un endroit comme ça. Ce n’est pas du tout un lieu ordinaire et ça a toujours été comme ça depuis une lointaine préhistoire. Ce sont des endroits magiques et mystérieux.
Brigitte DELANNOY : Vous vous installez dans un palais ?
Alain DANIELOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : Ça semble tout à fait normal. Il y en a beaucoup des palais au bord du fleuve, au bord du Gange ?
Alain DANIELOU : Oui, mais il y en a un certain nombre. Il y en a qui sont très beaux, celui-là était superbe, et ils appartenaient autrefois, non plus maintenant, mais ils appartenaient toujours à des Maharadjas qui avaient un palais à Bénarès comme les gens aujourd'hui ont une villa sur la Côte d'Azur. Et puis, Bénarès était aussi un lieu de plaisir fameux pour ces artistes, ces musiciens, ces fêtes sur des bateaux, sur le Gange etc.
Brigitte DELANNOY : Et on pense plutôt au pèlerinage qu’au plaisir ?
Alain DANIELOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : Mais vous, vous associez les deux.
Alain DANIELOU : Mais oui. Au fond, c’est ça l’hindouisme.
Brigitte DELANNOY : Voilà ! Alors justement, on va commencer progressivement à pénétrer dans l’hindouisme. Ce palais a pour nom Rewa Kôti, il faut dire qu'il a été un grand foyer pour vous, un foyer d'accueil. C'est là que sont passés les plus illustres visiteurs.
Alain DANIELOU : C'était un palais superbe avec ses balcons en marbre ouvragés donnant sur le Gange avec cette vue prodigieuse et aussi cette vue sur les escaliers avec toute cette foule qui vient de pèlerins, qui viennent se baigner, un spectacle constant. Et au fond, c'était le seul palais qui ait été aménagé, que nous avions aménagé de façon à ce que ça soit confortable, à ce qu’on ait des coussins pour s'asseoir, à ce qu’il y ait des beaux tapis, etc. Donc, c'était devenu une espèce de lieu. Or, si vous voulez voir l'Inde, essayez d'aller chez Daniélou et Burnier parce que c'est vraiment l'endroit.
Alors, il s'est trouvé que tous les ambassadeurs nous envoyaient leurs hôtes de marque et ensuite aussi dans le gouvernement indien, Nehru nous envoyait ses hôtes de marque de façon à ce qu'ils aient une vue particulièrement dans des circonstances favorables du monde indien. Evidemment, le défilé a été assez étonnant.
Brigitte DELANNOY : On peut citer quelques noms ?
Alain DANIELOU : Des personnalités comme Madame Roosevelt, mais aussi des ministres français, la Reine d'Italie, le Prince de Grèce, Cecil Beaton qui a fait un séjour. Et puis, nous étions très amis avec le comte Ostroróg qui était l'ambassadeur de France et qui a fait de longs séjours chez nous.
Brigitte DELANNOY : Vous accueillez des musiciens bien sûr parce que vous commenciez vous-même à vous initier à la musique indienne.
Alain DANIELOU : Alors là, moi, j'ai travaillé alors très à fond à la musique indienne. Donc, il y avait un très grand musicien qui vivait à Bénarès, qui était un grand joueur de Vînâ et je suis devenu son élève. C'était très dur parce qu'il fallait aller… il ne jouait jamais les modes indiens, les ragas qu'à l’heure qui le convient. Alors, si c'est un mode de minuit, il fallait être là à minuit. Si c'était de 5 heures du matin, il fallait être là à 5 heures du matin. Ce n’était pas très commode.
Brigitte DELANNOY : Vous avez accepté la discipline puisque l'humilité, ça fait partie aussi d'initiation.
Alain DANIELOU : Je crois que si on n'a pas d'humilité, c’est absolument impossible de pénétrer dans un autre monde ou peut-être dans aucun monde. Et alors, il habitait à l'autre côté de la ville. J'avais un bateau et je prenais le bateau, et avec mon batelier qui me conduisait chez mon maître. Alors, on passait deux heures, trois heures puis revenir. Ça, c'était une expérience très étonnante parce que c'était un très grand artiste.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : A Bénarès, Georges Guette fut l’un des étudiants d’Alain Daniélou à la fin des années 40. L’indianiste et son ami Raymond Burnier lui ouvrirent les portes magiques du palais de Rewa.
Georges GUETTE : Alain et Raymond vivaient comme des gens aisés en Inde. Il y en avait bien sûr, il y en a toujours sûrement, avec quelques serviteurs qui faisaient partie de la famille. Et tous les deux, je crois, se consacraient complètement à leur passion. Burnier, à la photo des sculptures et des temples pour lesquels il avait entrepris de faire un peu le tour de Inde. Alain se consacrait beaucoup, je me souviens bien, à la musique.
C'était une vie très studieuse en même temps qu'une existence indienne. Il mangeait comme les Indiens. Ils avaient pour ce faire et pour toutes les actions quotidiennes les gestes des Indiens. Ils étaient complètement…
Brigitte DELANNOY : Indianisés
Georges GUETTE : … acquis à l’Inde, oui.
Brigitte DELANNOY : Ils portaient des vêtements indiens aussi, je suppose.
Georges GUETTE : Complètement oui, tout à fait.
Brigitte DELANNOY : Ils étaient même plus indiens que certains Indiens.
Georges GUETTE : Oui, dans la mesure où ils s'attachaient à des traditions que certains Indiens d’origine abandonnaient. C’est vrai. Et dans la mesure aussi où ils avaient une culture indienne certainement beaucoup plus large.
Brigitte DELANNOY : Plus profonde aussi.
Georges GUETTE : Et plus profonde que la plupart de l'élite indienne qui souvent effectivement était une élite arrivée un peu par l'argent plus que par la connaissance historique de sa civilisation.
Brigitte DELANNOY : Mais quelles étaient leurs relations avec le peuple indien et aussi avec l'aristocratie indienne ?
Georges GUETTE : Je crois qu’autant que je me souvienne, le peuple, je les ai vus surtout avec les gens simples de la rue dont on a besoin à tout moment, par exemple pour transporter des travaux ; ils ont été traités avec une très grande gentillesse mais cette gentillesse, je crois qu’Alain Daniélou l’a de toute façon. L’important soit enfin, je crois ,qu’il le faisais en toutes circonstances. Et puis, il fréquentait les gens les plus initiés, les brahmines les plus savants. Je crois que le terme « savant » convient bien à Alain Daniélou qui a toujours cherché à connaître la civilisation hindoue à partir de son côté le plus savant.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Les frères Dagar dans un raga dhrupad. Le dhrupad est le style le plus austère et le plus noble de l'art vocal de l'Inde. La base du dhrupad est un groupe rythmé de quatre vers pour lesquels il n'y a pas de règles de prosodie ou de nombre de syllabes. Le sujet du poème est toujours l'amour et ses merveilleux effets sur le cœur humain. C’est dans ce style que l'expression du raga et sa signification trouvent leur expression la plus profonde, extrait du livre d'Alain Daniélou sur le dhrupad.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Est-ce qu'on peut dire que vous avez peu à peu appris l’Inde par la musique d'abord ? Ou est-ce plutôt par les langues ? Puisque vous avez appris l’hindi que vous parlez couramment, vous avez aussi une connaissance approfondie du sanskrit. Est-ce que d’abord, vous êtes passé par la musique et après la langue ?
Alain DANIELOU : Ah oui, je crois que ça s'est fait un petit peu en même temps. Mais je crois que la musique est un très bon moyen. Je crois qu’en fait, on n’entre dans une culture que si on a une occupation, je dirais, artisanale, que si on pratique vraiment une technique ou un art qui vous met en contact tout à fait direct avec un aspect de ce monde. Et alors, en partant de là, on peut passer à d'autres choses évidemment.
Brigitte DELANNOY : Oui, parce que tout est relié et je crois que d'ailleurs, ce qui vous fascine, c'est le lien que l'on peut établir entre les différentes disciplines artistiques ou scientifiques.
Alain DANIELOU : Oui mais ça, c'est ce qui caractérise la pensée et la philosophie indienne. C’est de rechercher toujours des principes communs, des bases sur lesquelles le monde se divise. On ramène toujours des choses non pas à une unité, mais à des schémas de base qui sont l'objet de la recherche au fond de la pensée indienne. Au fond, c'est la cosmologie.
Et je crois que dans notre temps, on va finir par y revenir avec des choses comme la génétique et tout d'un coup, on s'aperçoit qu'il y a des espèces de constantes et que ces constantes ne sont pas seulement dans la biologie, mais on les trouve aussi dans l'astrophysique et on les retrouve aussi dans l’atomique et c'est ça qui a toujours été l'objet de la cosmologie indienne et qui fait d'ailleurs que beaucoup de savants atomistes indiens, disons pour nous, c'est très facile parce que les concepts les plus avancés sont des choses qui pour nous sont déjà familières. Donc, il y a un état d'esprit, un genre de recherche qui finalement est peut-être très ancien mais est aussi très moderne.
Brigitte DELANNOY : Donc, la musique est un moyen d'accès à l'hindouisme ?
Alain DANIELOU : Certainement oui, d'autant plus que la musique dans l'Inde est une expérience. C'est très différent de la musique telle qu'elle est conçue maintenant en Occident, puisque c'est une musique improvisée, mais improvisée, ce n'était pas au hasard.
Brigitte DELANNOY : Non, il y a un code très strict.
Alain DANIELOU : Très strict et qu'alors, il faut recréer en soi ce code, avoir cette vision intérieure du raga, du mode avec tout ce qui représente comme possibilité d'expression. Et puis, une fois qu'on est entré dans ce domaine, on ne peut plus en sortir, ça devient une espèce de chose très curieuse au point de vue mental et là-dessus, on se promène sur cette échelle de son en y faisant des fantaisies, des détails, etc.
Brigitte DELANNOY : Des ornementations.
Alain DANIELOU : Des ornementations et en même temps, on est vraiment intégré dans cette chose. Et ça, c’est un phénomène, je crois, qui est très intéressant aussi au point de vue psychologique.
Brigitte DELANNOY : Oui. On dit souvent que le raga donne la couleur de l'âme.
Alain DANIELOU : La couleur de l’âme. Je ne sais pas parce qu’il y a des ragas très différents mais en effet…
Brigitte DELANNOY : Des différentes couleurs de l’âme aussi, oui.
Alain DANIELOU : Oui. Certainement, on s'identifie avec un système qui est au fond si on va aux sources, qui est un système de rapport numérique, donc qui doit correspondre à toutes sortes de secrets de la nature même de l'univers. D'ailleurs, déjà les grecs le disaient pas que la musique était la clé des sciences.
Brigitte DELANNOY : Oui et vous établissez vous-même une relation entre la civilisation grecque, méditerranéenne et la civilisation indienne ? Dans votre livre Shiva et Dionysos, vous faites la comparaison.
Alain DANIELOU : Bien sûr. C’est assez surprenant de voir à quel point il y a des éléments communs et que c'est assez amusant pour moi souvent de voir que les occidentaux ne le voient pas. Ils ne se rendent pas du tout compte de tout ce qu'ils ont hérité de conceptions anciennes et auxquelles ils attributs des origines tout à fait fantaisistes et qui sont au fond d’un grand fond commun à l’Inde et au monde méditerranéen mais qui remontent très loin dans l'histoire.
Et je crois que c'est une chose sur laquelle on va beaucoup revenir maintenant parce qu’avec la découverte des bibliothèques sumériennes et acadiennes dans le Moyen-Orient, où tout d'un coup, on découvre non pas seulement des civilisations et des monuments, mais des bibliothèques entières dans les manuscrits de l'époque, des manuscrits qui ont 5-6 000 ans. On découvre des quantités de textes qui donnent une lumière tout à fait nouvelle aussi bien sur les sources du monde gréco-occidental que sur celle du monde indien, et les parallélismes sont très évidents.
Et alors, l'Inde est un pays très mal connu où il y a encore des quantités des choses prodigieuses à découvrir parce que c'est très curieux, on a donné beaucoup d'importance au monde qu'on appelle hindou-européen, c'est-à-dire en monde aryen, ces peuples qui ont colonisé aussi bien l’Inde que l’Iran que l'Occident. Mais dans l'Inde, on conserve parallèlement une culture beaucoup plus ancienne.
Brigitte DELANNOY : Culture dravidienne par exemple du Sud de l’Inde
Alain DANIELOU : La culture, oui, dans les langues en tout cas sont les langues pré-aryennes et des quantités d'éléments de culture que des Aryens ont peu à peu assimilée, mais qui faisaient partie de cette ancienne culture, cette ancienne philosophie avec sa cosmologie, le Sâmkhya, avec les méthodes très étonnantes du yoga pour expérimenter dans le domaine des perceptions en dehors des sens. Et là-dessus, il y a des quantités et des quantités de textes qui ne sont pas du tout connus.
Brigitte DELANNOY : Que vous avez traduit ?
Alain DANIELOU : Je traduis quelques petites choses. Moi, je viens de traduire ce roman…
Brigitte DELANNOY : Les scandales de la vertu.
Alain DANIELOU : Les scandales de la vertu.
Brigitte DELANNOY : Alors, c’est un roman écrit en tamoul.
Alain DANIELOU : En tamoul.
Brigitte DELANNOY : Et qui date du IIème siècle.
Alain DANIELOU : Du IIème siècle, oui et qui est un tableau, moi, je trouve absolument délicieux de cette civilisation à cette époque.
Brigitte DELANNOY : Dravidienne.
Alain DANIELOU : Dravidienne oui mais au fond…
Brigitte DELANNOY : Encore dravidienne.
Alain DANIELOU : Oui, c’est-à-dire c’est la partie de l'Inde qui est dravidienne mais je pense que les conditions dans les parties du nord de l'Inde étaient très similaires, comme mode de vie, comme raffinement de la culture et de l'art.
Brigitte DELANNOY : Oui, lorsque les Aryens arrivent, finalement, ils sont les conquérants. Ils vont représenter une culture majoritaire. Vous avez de l'admiration pour eux. Or, on a l’habitude de vous voir plutôt défendre les minorités.
Alain DANIELOU : Non, moi, je ne suis pas du tout. Je pense que les Aryens sont d'horribles sauvages. Que ça soit d'ailleurs les Achéens ou les Doriens ou que ça soit les Aryens védiques, et ce sont des gens qui ont tout détruit. Ils sont arrivés dans l'Inde qui avait des cités superbes avec des systèmes très raffinés, avec des salles de bain, avec tout à l’égout. Ils ont tout démoli, y compris l’écriture.
Brigitte DELANNOY : C’est quelle époque à peu près ?
Alain DANIELOU : C'est vers 1800-2000 avant notre ère.
Brigitte DELANNOY : C'est-à-dire l'époque crétoise pour le méditerrané à peu près ?
Alain DANIELOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : L’âge d’or de la crête, oui.
Alain DANIELOU : Plutôt l'époque déjà mycénienne parce que les premiers Crétois, c’est plus ancien. Les premiers Crétois appartiennent justement à cette culture extraordinaire qui a existé avant les invasions aryennes. Et alors, ces Aryens naturellement ont considéré que les indigènes, à peu près comme les chrétiens l'ont fait avec les Aztèques ou les Incas, donc imposant leur conception et traitant les gens comme des sauvages, des indigènes, etc. Mais comme c'était tout de même une population extraordinairement évoluée, ils sont parvenus parallèlement à maintenir énormément d'éléments de leur culture et ce sont ces éléments qui se sont peu à peu revenus dans le monde aryen et ont donné la grande culture sanskrite qui est d'origine pré-aryenne avec les Upanishad, avec toute cette philosophie qui ne dérive pas du tout des Védas.
Brigitte DELANNOY : Oui. Ils font donc la synthèse ?
Alain DANIELOU : Oui, ils font une espèce de synthèse. Alors, il faudra attendre l'arrivée de l'écriture parce que de nouveau, l'écriture aryenne a été supprimée par des Indiens. Nous ne savons pas si les Dravidiens l'avaient conservé en secret, mais en tout cas, il faudra attendre qu’une écriture sémitique arrive par les Perses en Inde vers le VIème siècle avant notre ère pour qu'on commence à écrire aussi bien les textes védiques que des textes shivaïtes, les textes pré-aryens, et une foison de littératures qui contient des quantités d'éléments absolument passionnants.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'est pour ça que vous avez appris le sanskrit, je suppose.
Alain DANIELOU : Bien sûr.
Brigitte DELANNOY : Pour pouvoir comprendre tout ce phénomène.
Alain DANIELOU : Naturellement bien sûr parce que le sanskrit était devenu la langue universelle de la culture
Brigitte DELANNOY : Comme le latin.
Alain DANIELOU : Oui, comme le latin.
Brigitte DELANNOY : A une certaine époque, oui.
Alain DANIELOU : Et c'est une langue superbe.
Brigitte DELANNOY : Et comment apprend-on le sanskrit et en combien de temps à peu près ?
Alain DANIELOU : La méthode que j'ai suivie est je crois la meilleure, c'est-à-dire d'apprendre d'abord une langue sanskritique mais courante parlée. Et le hindi, le mahrati ou le bengali sont des langues où tout le vocabulaire philosophique ou religieux est strictement sanskrit, on peut se servir
d'un dictionnaire sanskrit.
Alors, en apprenant très bien, on apprend le poids des mots, on sait s'en servir et ensuite, on apprend plus facilement même si on apprend la grammaire sanskrite qui est très compliquée, mais encore même si on a des problèmes de grammaire, on comprend le sens alors que très souvent, les savants ici qui apprennent le sanskrit directement n’apprennent jamais. Ils en restent à l’état de grammairiens. Ils ne comprennent pas le sens profond philosophique parce qu’ils n'en ont pas l'expérience et c'est une langue morte pour eux. Tandis qu’en passant par une langue vivante, le sanskrit redevient une langue vivante, mais pas du tout une langue purement de l'écrit.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'est-à-dire que vous-même, vous vous être resitué dans une Inde ancienne et archaïque pour revivre cette Inde là. Votre savoir n'est pas du tout universitaire.
Alain DANIELOU : Ah non, pas du tout
Brigitte DELANNOY : Ce qui fait d'ailleurs que vous avez souvent été critiqué et condamné par l'université.
Alain DANIELOU : Oui, mais enfin, l'université est toujours très dogmatique et c’est rare. De temps en temps, j'ai eu quand même des grands universitaires qui ont apprécié ce que je savais.
Brigitte DELANNOY : Mais votre méthode était quand même originale.
Alain DANIELOU : Complètement. Moi, j'ai étudié simplement les choses comme un Indien.
<MUSIQUE>
France culture, le bon plaisir d’Alain Daniélou.
Édouard MAC-AVOY : Ce qu'il m'a apporté, c'est le sentiment que la création s'opère à l'aide de trois affluents. Trois affluents qui se rencontrent et qui ne font plus qu'une même eau pour finir, c'est-à-dire l'esprit qui ordonne, qui coordonne, qui choisit, qui construit la sensibilité, le cœur – appelons-le le cœur – la sensibilité qui apporte l'afflux des sensations nécessaires puisé partout, puisé dans les visages, puisé dans les conversations, puisé dans les rencontres, puisé dans les affiches, puisé dans un personnage aperçu dans le métro, l'affluent du sensible et puis ce qu'on ignore presqu'en France, l'apport énorme du sensuel et du sexuel. Et ça, on le refoule alors que ça existe, où on n'en parle pas ce qui est absurde, et ce qui est très important dans la vie d'un créateur.
Je crois qu'il doit avoir une vie où la sensualité retenue est une grande puissance de pulsion et c'est ça que dans le shivaïsme est porté très à l'avant, et qu'on veut ignorer en France où d'ailleurs, l'affreux XVIIIème siècle que je déteste, que je hais a justement commis une sorte de malversation de la sexualité en le transformant en polissonnerie. Les Français transforment facilement en grivoiserie ce qui est grave, sérieux, profond, ce qui est une grande houle qui porte les êtres les uns vers les autres. Ils ont transformé "le verrou" de Fragonard, les dames qui montrent leur derrière de François Boucher. C'est un détournement et on n'aborde pas cette chose de face. Je fais des dessins considérés comme très érotiques mais qui sont cette sensualité-là, cette sexualité-là, que je crois très importante et qui concourt puissamment à la création. Ça fait partie, c'est presque à la base du shivaïsme.
Brigitte DELANNOY : Shiva, c’est dieu des arts, de la science, de la philosophie ?
Alain DANIÉLOU : Oui. C’est aussi le dieu de la danse, c’est aussi le dieu de l'érotisme, c'est aussi le dieu de la nature. Donc, il n'y a pas besoin d'autre chose.
Brigitte DELANNOY : Vous êtes plutôt shivaïste qu’hindouiste ?
Alain DANIÉLOU : Oui, je pense de toute façon, vous savez l'hindouisme n’étant pas du tout une religion dogmatique mais un ensemble de recherches du divin, de l’inconnaissable, de la nature du monde, etc. Il y a des quantités d’approches et jamais on ne considère que l'une est l'opposée de l'autre. Alors, on choisit l’approche qui vous convient. Pour moi, certainement, mes affinités m'ont porté vers les conceptions shivaïtes.
Brigitte DELANNOY : Vous êtes devenu hindouiste, c'est-à-dire que vous êtes passé par tous les stades de l'initiation et de la purification ?
Alain DANIÉLOU : Oui. En fait, tout ça est très simple. Vous savez, ce n'est pas des cérémonies maçonniques avec des simagrées extraordinaires. Simplement, quand certains gens qui détiennent un certain savoir décident qu’au fond, pourquoi est-ce que vous n'obtiendrez pas le droit de pratiquer certains rites ou de choses et vous transmettre soi-disant certains pouvoirs ? Ça se fait très simplement, très naturellement dans les bois et dans ma nature.
Brigitte DELANNOY : Oui, vous ne souhaitez même pas en parler plus précisément ? C’est une chose toute simple.
Alain DANIÉLOU : Oui, en tout cas, ça n'a pas beaucoup de sens de parler de ces choses-là.
Brigitte DELANNOY : C'est quand même un rituel.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, c'est un rituel. C'est un rituel qui se passe très simplement entre un prêtre qualifié et vous, avec un échange de certaines formules, mais je crois que c’est la même chose dans toutes les religions. C'est quand les gens passent d’un statut ou entrent dans les ordres.
J'ai assisté quand mon frère était nommé cardinal, il se couche par terre dans l'église Saint-Pierre et il se passe quelque chose. Oui, je veux dire, le décrire, ça n’a pas grand sens, ça a une valeur pour la personne qui en a l'expérience.
Brigitte DELANNOY : Oui. C'est un curieux exemple de parallélisme entre deux frères quand même, l'un qui devient cardinal et l'autre qui lui devient hindouiste.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : Comment ça s'est passé dans votre famille ?
Alain DANIÉLOU : C'est assez curieux. En tout cas, une chose qui m'a beaucoup amusé, c'est que ma mère, finalement dans ses vieux jours, disait : « au fond de tous mes enfants, c'est Alain qui me ressemble le plus. »
Brigitte DELANNOY : C’est étrange.
Alain DANIÉLOU : N'est-ce pas ?
Brigitte DELANNOY : On pouvait penser que c'était Jean le cardinal qui était son prolongement, non ?
Alain DANIÉLOU : Parce que Jean avait succombé à son pouvoir et moi, pas.
Brigitte DELANNOY : Vous avez eu l'occasion de discuter avec votre frère de ces problèmes philosophiques et religieux ?
Alain DANIÉLOU : Non. On a beaucoup essayé de nous mettre en face-à-face et lui, a toujours refusé et au fond, il avait une frousse épouvantable.
Brigitte DELANNOY : Pourquoi ?
Alain DANIÉLOU : Parce que quand on appartient à un système dogmatique comme l'église, on n'a pas le droit de mettre en question certaines choses. Donc, dès qu'une question devient vraiment intéressante, qu'on essaie d'approfondir un problème, tout d'un coup, lui avait cet obstacle qui admet des choses qu’il n'avait pas le droit de ni de penser, ni de dire, ni de discuter. Alors, à ce moment-là, ce n’est plus intéressant.
Brigitte DELANNOY : Oui, d'autant que vous êtes très dur envers l'église catholique et envers le christianisme, je vous cite. Vous écrivez « il existe dans l'église un fanatisme anti sexuel, une sorte de Kama Sutra inversée qui ne devrait intéresser que les psychiatres ».
Alain DANIÉLOU : C'est vrai, en fait. D'ailleurs, ça atteint maintenant un résultat absolument extraordinaire. On a l'impression que la religion pour le souverain pontife actuel, c'est uniquement, ça concerne uniquement l'avortement, la pilule, les relations sexuelles, etc. La religion, ce n’est pas ça. On est très surpris de réduire justement la religion à des questions de morale purement humaines et sociales. Je trouve que c'est assez effrayant. Je pense qu'il reste des valeurs quand même, qu'il y a des gens qui sont au-dessus de ça, mais au fond dans l’ensemble, c’est assez effrayant.
Brigitte DELANNOY : Oui, je suppose que Jean Paul II n'est pas l'un de vos visiteurs à Rome ?
Alain DANIÉLOU : Surtout, c'est un homme de spectacle, je ne suis pas sûr qu'il rende grands services à ce qui reste du monde chrétien.
Brigitte DELANNOY : D'ailleurs, dans vos mémoires, vous faites allusion bien sûr à votre frère et vous regrettez qu'il n'ait pas connu la volupté et les plaisirs ?
Alain DANIÉLOU : En tout cas, oui, je l'espère pour lui. Il a tout de même connu quelque chose, mais enfin, je n'en sais rien.
Brigitte DELANNOY : Vous parlez un peu de sa fin, de sa mort parce que ça a été l’objet de polémique
Alain DANIÉLOU : Alors moi, j'ai trouvé ça très belle. Je trouve que vous comprenez, cet homme qui va, par charité, rendre visite à une pauvresse et qui meurt et alors, c'est le scandale. S’il était allé chez une duchesse dans le 16ème arrondissement, tout le monde aurait dit c'est un saint parce qu’il va porter son aumône intérieur à cette pauvre femme, on en fait un scandale extraordinaire. Moi, je trouve ça sublime au fond, que les dieux vous fassent une telle farce et au fond, je pense que ça veut dire qu'il vous aime.
Brigitte DELANNOY : Savitry, comment voyez-vous un personnage comme Alain Daniélou qui s'est converti à l'hindouisme. Est-ce que ça vous paraît naturel pour vous qui êtes fondamentalement hindouiste et naturellement ?
Savitry NAIR : Pour moi, quand Alain m’a dit que son nom hindou était Shiva Sharan, j’étais vraiment pris par la plus grande surprise. Mais après avoir connu dans les bonnes années avec Alain, il est très proche de l’hindouisme. Il est hindou. Je ne peux pas dire même proche. Alors, ça ne me choque pas du tout maintenant et j'admire beaucoup ce qu'il a écrit, surtout les livres de notre religion, notre philosophie, notre musique. C'est un vrai personnage qui n’arrête pas de me surprendre, mais je l’aime beaucoup.
Quand il est retiré de l'Inde à cette époque très délicate et difficile, le moment de partition de l'Inde, il est venu exprès de vivre ici parce qu'il voulait garder cette religion et cette manière de vivre quand il l’était avant ça. Et je crois que c'était une des personnages qui a vraiment gardé ce qui était l’Inde, il y a 50 ans. Et ça pour ça, je crois, il est plus indien que beaucoup d'Indiens. J’oserais de le dire, si vous voulez.
Brigitte DELANNOY : Il est plus authentique, mais ça, c'est quand même bizarre, non ? Ça ne vous surprend pas ?
Savitry NAIR : Pourquoi ça doit choquer pour moi ? C'est quelqu'un qui aime l’hindouisme autant et qu’il vit comme ça. Ce n’est pas que parce qu’il est plus hindou que les autres qui me choque, du tout, mais je suis touchée que quelqu'un qui est si loin de notre civilisation et culture et religion doit l'épouser et l'embrasser et le vivre aussi authentiquement que possible.
Brigitte DELANNOY : Est-ce qu'il vous a appris quelque chose sur l'Inde et de l’Inde à vous indienne ?
Savitry NAIR : Beaucoup de choses parce qu'il connaît l'Inde avant que je suis née et toute la musique et la danse qu’il a vues avant que je sois née sont nouveaux à moi. Et c'est par ses livres et beaucoup d'autres choses que j'essaie maintenant de refaire le puzzle de cette partie de l'Inde que je ne connais pas du tout.
Brigitte DELANNOY : Est-ce qu’à votre avis, il est reconnu par les Indiens encore aujourd'hui ?
Savitry NAIR : Il y a très peu de gens en Inde qui connaît à part du fait qu'il est un grand écrivain sur l'Inde, sur la littérature, la musique, etc. Très peu de gens connaissent la manière qu’il vit l'hindouisme.
Brigitte DELANNOY : Vous avez chanté, vous avez accompagné votre fille qui était danseuse ce soir, qui a dansé cette danse que l'on connaît bien du sud de l'Inde le Bharata Natyam. Est-ce que vous pouvez nous rappeler justement le sens de la danse qui est terriblement relié au divin d'ailleurs en Inde ? On ne peut pas dissocier la danse des divinités ambiantes.
Savitry NAIR : Pour nous, la danse et le chant, je dirais les deux ensembles, sont aussi un moyen d’adorer le dieu. Alors, tous les symboles que vous avez vus avec les mains, le visage, les pieds et toutes les attitudes, c'est une sorte d'éducation ou d’offrande aux dieux. Alors, la danse n'est pas un simple divertissement pour nous. C’est ça les symboles de la danse.
Brigitte DELANNOY : Et c’était donc dédié à Alain Daniélou ?
Savitry NAIR : Non. La danse était dédiée aux dieux et lui, comme il est hindou et qu'il s'appelle aussi Shiva Sharan, a vécu cette expérience avec nous ce soir.
Brigitte DELANNOY : Pour vous, c'est plus Shiva Sharan qu’Alain Daniélou ?
Savitry NAIR : Bien sûr. Je le vois comme Shiva Sharan. Alain Daniélou, c'est le nom d'écrivain qui est français à l'origine, qui est connu ici, mais quand moi, je pense à lui, c’est Shiva Sharan.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Vous êtes le protégé de Shiva, vous le sentez ?
Alain DANIÉLOU : Oui, certainement.
Brigitte DELANNOY : Vous vous sentez protégé ?
Alain DANIÉLOU : Oui, très protégé. Et c’est pour ça même, quelquefois, j'ai une inquiétude. Quand on essaie de me dire que ma façon de m'exprimer, je devrais être plus diplomatique. Je ne devrais pas dire certaines choses et j'ai une certaine inquiétude. Je dis non, parce que vraiment, je suis sûr qu’il y a une certaine protection qui m'entoure parce que j'ai un certain rôle à jouer et que je ne dois pas le trahir.
Brigitte DELANNOY : Quel est ce rôle ?
Alain DANIÉLOU : De faire connaître certains aspects de ce qu'est justement la civilisation de l'Inde.
Brigitte DELANNOY : Pour vous, elle est absolue cette civilisation ?
Alain DANIÉLOU : Non, il n'y a pas d'absolu.
Brigitte DELANNOY : Il y a beaucoup de civilisations.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, mais je crois quand même qu'elle est la seule qui survive. Je crois qu'il y a eu une période de l'humanité où la pensée en général est arrivée à un très haut niveau et qu'il n'y restait de ces anciennes civilisations, il n'y a que l'Inde qui a survécu.
Que reste-t-il de l'Egypte ? Que reste-t-il de la Grèce ? Que reste-t-il d’autres ? Aucune des grandes civilisations du passé. Il y a l’Inde, où malgré tout, malgré tout ce qui peut recouvrir est en apparence dégénérée, il reste au fond cet héritage qui est là et qui est la clé qui vous permet de comprendre des autres.
D'abord, vous avez les brahmanes, les grands lettrés qui maintiennent toute une tradition de culture et de rites et puis alors, il y a ce monde très mystérieux, des sannyasis, les moines errants.
Alors dans l'Inde, ces moines, ils appartiennent à des ordres religieux mais ils n'ont pas de monastères, ils sont des errants. Parmi eux, il y a toute sorte de sectes. Il y en a qui sont des gens extrêmement frustes, souvent qui pratiquent des disciplines ascétiques extraordinaires mais très peu évolués intellectuellement. Puis alors, il y en a d'autres qui sont des gens absolument extraordinaires par leur savoir et tout ce qui est, on peut dire, de l'ésotérisme, de la culture secrète, est dans les mains de ces gens-là. Ils sont absolument insaisissables. Ils disparaissent, ils sont invisibles et on ne sait pas qui ils sont.
Brigitte DELANNOY : Ils ont un impact sur la société indienne actuelle ?
Alain DANIÉLOU : Enorme, énorme, énorme. Bien sûr et moi, j'ai eu la chance d'être en quelque sorte le disciple d'un de ces très grands sannyasis et je pense parce que d'une certaine façon, je jugeais que je pouvais leur être utile puisqu’on ne perd pas son temps à donner des enseignements à n'importe qui. Et alors, ce sont des gens absolument extraordinaires et parce que par des méthodes de yoga, ils développent des pouvoirs de mémoire absolument stupéfiants et alors, ils vous disent, ils vous citent une phrase en disant : « C’est dans le 27ème livre du Mahabharata à la 14ème ligne ». Ils ont une bibliothèque intérieure avec tous les textes sacrés, les plus difficiles et une compréhension extraordinaire de ces textes.
Brigitte DELANNOY : Oui, donc vous avez tenté de leur ressembler parce que vous-même aussi, vous êtes capable de citer.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr.
Brigitte DELANNOY : Le Mahabharata, le Ramayana qui sont les deux grandes épopées de l’Inde.
Alain DANIÉLOU : Des petites choses oui parce que le fait de mémoriser est un très bon système parce que justement, quand on a certains textes dans sa mémoire, ils sont toujours à portée de la main. On n'a pas besoin d'aller chercher dans un livre pour se demander. Alors, on a un certain nombre comme ça d’Upanishad ou de textes. Pour moi, c'est très limité, je veux dire, mais tandis que certains de ces personnages, eux, c'est absolument tout et c'est ce qui fait d'ailleurs que probablement, tout cet ancien savoir a pu survivre à travers les siècles et, tout d'un coup, ressortir à un certain moment pratiquement dans son intégralité.
<CHANT>
Brigitte DELANNOY : Alors, on peut peut-être préciser les caractéristiques même de la culture indienne. C’est une religion, c’est l’hindouisme. Je crois que c’est le vecteur commun à une majorité d’Indiens encore aujourd’hui. L’hindouisme qui n’est pas vraiment une religion, c’est une manière d’être, dit-on.
Alain DANIÉLOU : Je crois que vous avez raison en disant : « c'est plutôt une manière de vivre », une tolérance d'abord fondamentale, une curiosité générale, un respect de la création, par exemple, qui est une chose absolument essentielle. C'est une façon de penser au fond qu’est l’hindouisme.
Brigitte DELANNOY : Oui et je crois qu'on ne peut pas non plus établir une rupture entre la religion et la philosophie indienne.
Alain DANIÉLOU : Non, bien sûr.
Brigitte DELANNOY : Ça découle naturellement.
Alain DANIÉLOU : Tout se tient absolument puisqu'au contraire, dans la pensée indienne, on cherche toujours à trouver les éléments communs qui sont la clé des structures du monde, parce qu’on peut considérer que tout l'univers est basé sur des espèces de formule plus ou moins mathématique qui donnent naissance à la matière, comme elles donnent naissance à la pensée, comme elles donnent naissance à la vie et qui sont toutes au fond liées les unes aux autres.
Brigitte DELANNOY : Oui, donc c'est un monde très rationnel ?
Alain DANIÉLOU : Absolument rationnel. Je dois dire que c’est à peu près le seul que je connaisse qu’il soit rationnel, puisqu’on peut difficilement parler de quelque chose de rationnel dans les conceptions chrétiennes sur la nature du monde ou la création.
Brigitte DELANNOY : Oui. D'ailleurs, dans tous vos livres, on ressent cette logique implacable qui agit à tous les niveaux : au niveau de la religion, de la philosophie et de la société aussi.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : Parce qu'il n'y a pas une société plus codée que la société indienne, ce qui nous, en Occident d'ailleurs, nous choque beaucoup en ce qui concerne les castes particulièrement, qui est un système que vous défendez totalement vous, parce que pour vous, les castes sont le signe de l'équilibre de la société.
Alain DANIÉLOU : Oui, c'est un fait, je pense. Ce qui est gênant avec les occidentaux, c'est qu'ils ne veulent pas voir la réalité. Alors, ils inventent des théories plus ou moins idiotes pour nier les faits. A ce moment-là, ils n'arrivent jamais aucune solution.
Dans la pensée indienne, il y a différentes espèces humaines, différentes traditions de race, de culture, de pensée et ils ont toujours cherché à faire une place à tout le monde. C'est pour ça, les castes, ce n'est pas autre chose, c'est de permettre à chaque groupe ethnique d'avoir une place sans déranger les autres.
Brigitte DELANNOY : Chaque caste ayant ses droits et ses devoirs, c'est-à-dire ses avantages et ses inconvénients
Alain DANIÉLOU : Et ses inconvénients et en général, ses croyances, son système social, etc. Au fond, la seule chose qui correspond, je crois, en Occident, aux castes indiennes, c'est la communauté juive. Les juifs forment une communauté autonome avec ses rites, ses croyances, son système social, etc., et ça ne les empêche pas du tout de collaborer, de se mêler efficacement aux autres groupements de la société. Et dans l'Inde, enfin tout a été conçu de cette façon permettant aux civilisations, aux peuples des plus divers de coexister. C'est pourquoi tous les peuples persécutés se sont réfugiés dans l’Inde. Après ça, on dit que les castes sont un mauvais système. Moi, je voudrais bien voir qu'est-ce qu'on propose de mieux.
Il y a des centaines de castes. Pour les hindous, les chrétiens sont une caste, les musulmans sont une caste, les parsis sont une caste. Donc, les seuls survivants des pères de la religion perse sont ceux qui ont pris refuge dans l'Inde, ils continuent à pratiquer leur religion, etc. Qu'ensuite, parmi ces castes, il y ait sur le plan social des divisions entre groupements qui sont plutôt guerriers, d'autres plutôt intellectuels, d’autres plutôt ouvriers, ça, ce sont des questions d'accommodement pour trouver des possibilités de gagner sa vie. Alors, on peut dire qu’il y a eu des abus, etc. C'est possible mais je veux dire que le principe est, je crois, d'une grande sagesse.
Brigitte DELANNOY : Oui, et ceux qui sont hors castes ?
Alain DANIÉLOU : Ceux qui sont hors castes, je crois que ça arrive. C'est un peu comme étaient les excommuniés au Moyen-âge, je crois ici, mais ça ne les empêche pas de vivre.
Brigitte DELANNOY : Ils ne sont pas exclus de la société ?
Alain DANIÉLOU : De quelle société ?
Brigitte DELANNOY : La société indienne.
Alain DANIÉLOU : Ils sont exclus de leur groupe parce qu’il n'y a pas de société indienne. Chacun appartient à son groupe. Moi, je suis breton, dans la société française, qu’on le veuille ou non, il y a des gens qui se disent bretons, il y a une certaine solidarité. Si on se comporte de façon qui est au détriment du groupe, on est exclu de son groupe. On ne peut pas être exclu de toute la société. A ce moment-là, on rejoint un petit groupe qui se forme de gens qui sont exclus des autres groupes. Je ne vois pas du tout où réside le problème. Ça, il peut y avoir des cas extrêmes naturellement surtout chez des gens très pauvres, mais je crois que c'est des cas très accidentels.
Brigitte DELANNOY : Donc, une société constituée de groupes de castes est toujours des catégories parce que ça, vous précisez bien quelles sont les catégories, les différentes catégories. Vous ne croyez pas à l'égalité entre les groupes. Elle n'est pas complète l'égalité. Il y a forcément les différences ?
Alain DANIÉLOU : Mais je crois que ça n'existe pas. L'égalité, ça n'existe à aucun niveau ni parmi les individus, ni parmi les groupes, pas plus parmi les hommes que ça n'existe parmi des animaux. On ne ferait jamais un chien de chasse avec un chien berger. Ce sont des races différentes, ils ont des aptitudes différentes, on ne peut pas dire que l'un est mieux que l'autre. Mais la question, au contraire, est d'essayer de comprendre quels sont les domaines où un certain groupe humain est plus doué que les autres et de l'utiliser à son mieux.
Georges GUETTE : Je crois que l’évolution peut se faire sans révolution et surtout sans révolution négative car l’abolition de tout çe qui serait est une révolution totalement négative dans la mesure où elle détruirait l’Inde. Il serait absurde d’imaginer qu’on peut figer une attitude comme ça à un moment donné comme permanente, ça n’a pas de sens pas plus que je pense qu’en Occident, les gens qui prêchent pour la protection de la civilisation occidentale ont raison. Je crois que les situations sont tout aussi de grands brassages contre lesquels on ne peut rien et puis, sont certainement souhaitables à bien des égards. Je pense que pour l’Inde, c’est pareil. Il ne faut pas décider tout à coup qu’on abolit les castes, je dirais, parce qu’on ne pourrait pas les abolir. On ne peut pas.
En Occident, on a aboli, si vous voulez, peut-être les symboles de ce qui était l’ancien régime. On n’a pas aboli les classes sociales parce qu’il y a toute espèce de raisons qui font que ces classes sociales existent. Et puis, je crois que les gens qui sont dans une classe sociale occidentale, ils tiennent à leur classe sociale même si c’est la plus humble, il y a quelque chose qui fait que c’est leur monde. Ils s’y reconnaissent et s’y retrouvent. Je ne vois pas pourquoi tout à coup demain, les simples employés seraient si heureux que ça, que leur fille épouse quelqu’un d’un monde tout à fait différent, un grand bourgeois. Ça n’irait pas. Les castes, d’une manière plus particulière, contiennent un petit peu, si vous voulez, ces éléments-là. Ce sont les mêmes composants. On ne mélange pas, c’est un peu comme une civilisation. C’est une composante de civilisation, de culture, : chaque caste est un petit peu en soi une culture. Ça ne se mélange pas comme ça.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : France culture, le bon plaisir d’Alain Daniélou.
L’Inde, vous ne pouvez pas le nier, s'occidentalise depuis pas mal de temps déjà, depuis au moins l'indépendance, mais même avant l'indépendance puisque s'étaient créés déjà dès le début du siècle des mouvements indépendantistes copiés sur les structures occidentales, les modèles occidentaux ?
Alain DANIÉLOU : Oui, alors la question, c'est qu’on est là devant des problèmes de deux conceptions qui s'opposent : une conception à laquelle les gens sont très attachés parce qu'elle fait partie de leur nature et puis des idées sociales imposées qui évidemment désorganisent dans une grande mesure de la société.
Est-ce que l’un arrivera à détruire l'autre ? Ça, j'ai de grands doutes, mais de toute façon, ça crée certainement des problèmes.
Brigitte DELANNOY : Alors, vous avez un point de vue tout à fait original sur la politique indienne depuis l'indépendance puisque vous avez très bien connu, vous, toute la période qui a précédé les événements qui ont conduit à l'indépendance. Vous avez bien connu Nehru qui vous visitait justement à Bénarès, Gandhi également, et vous les suspectez beaucoup ces deux hommes qui pourtant, dans la mythologie occidentale, sont les grands libérateurs de l'Inde. Ce sont des héros et d'ailleurs Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous aujourd'hui à la cartoucherie de Vincennes nous proposent un spectacle autour de ces grands héros de l'absolu de ces chevaliers de l'Inde que sont Nehru, Gandhi et Jinnah. Or, pour vous, ce sont des usurpateurs.
Alain DANIÉLOU : On ne peut pas dire ce sont des étrangers. Vous comprenez ?
Brigitte DELANNOY : Ce ne sont pas des Indiens pour vous ?
Alain DANIÉLOU : Ce sont trois personnages élevés en Angleterre.
Brigitte DELANNOY : Dans les universités britanniques.
Alain DANIÉLOU : Britanniques.
Brigitte DELANNOY : Cambridge, Oxford.
Alain DANIÉLOU : Dont la langue était l’Anglais, qui étaient tous les trois des avocats du barreau de Londres et que tout d'un coup, on bombarde sur l'Inde en disant : « vous, vous allez prendre la tête des musulmans, vous allez prendre la tête du congrès, etc. » Ils n'y connaissaient rien. Ils ont fait de grands efforts pour essayer de comprendre quelque chose. Ils n'ont pas beaucoup réussi et malheureusement, je crois qu’ils ont commis beaucoup d'erreurs dont aujourd'hui d'ailleurs, on a beaucoup de mal à se remettre.
Brigitte DELANNOY : Oui. Vous condamnez particulièrement Gandhi. Or, il a été sacralisé par l'Occident.
Alain DANIÉLOU : Oui parce que personnellement, ce genre de personnage puritain et sentimental pour moi mais m’a toujours profondément déplu.
Brigitte DELANNOY : C’est une image christique ?
Alain DANIÉLOU : Je crois que le Christ était quelqu’un de beaucoup moins visqueux, si j'ose dire. En tout cas, je sais que Tagore, lui, quand Gandhi a pris la tête du congrès, Tagore a quitté le congrès en disant que c'était un personnage dangereux et je crois que ça l'était d'autant plus. Vous savez, ce sont les gens qui ont un certain attrait sentimental qui peuvent être les plus dangereux. Et c'est là où je pense que les idées de Gandhi étaient d’abord, elles ne tenaient pas debout. Puis ensuite, elles ont servi de couvertures en quelque sorte religieuses et mystiques à une action politique qui était purement d'imposer des idées socialistes occidentales.
Brigitte DELANNOY : Oui, mais il y a eu des foules qui l'ont suivi quand même. Vous avez connu ça. Vous y étiez à l'époque en Inde.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr ! Des foules qui ont suivi ou celles qui n'ont pas suivi puisque là, je dois dire que quand il a été assassiné, tout Bénarès a pavoisé, donc toutes les foules ne suivaient pas ce mouvement mais il y a dans l’Inde…
Brigitte DELANNOY : Mais il y a eu la marche du sel.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais justement, mais enfin…
Brigitte DELANNOY : Dans les années 30.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr.
Brigitte DELANNOY : Est-ce que ça ne remonte pas à des cultes antérieurs dont vous parlez d'ailleurs dans votre histoire de l'Inde, où jaïnisme par exemple, il y a eu des cultures moralistes et athées. C’est ce que vous dites, oui.
Alain DANIÉLOU : Moraliste oui.
Brigitte DELANNOY : Est-ce que ça ne remontait pas à ça ?
Alain DANIÉLOU : C’est tout à fait dérivé du jaïnisme.
Brigitte DELANNOY : Voilà ! Donc, ce n'est pas un hasard Gandhi.
Alain DANIÉLOU : Non, non.
Brigitte DELANNOY : Je veux dire que quand même, il renoue avec une certaine tradition.
Brigitte DELANNOY : Avec une tradition mais qui est une tradition que l'on peut dire humaniste, c'est-à-dire, qui est avec le jaïniste qui est une religion athée et qui met l'accent sur des valeurs humaines et morales.
Brigitte DELANNOY : Oui, c’est le propre de l'Occident d’ailleurs.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais ça commence avec le bouddhisme. Le bouddhiste lui aussi ne s'intéresse pas ni aux dieux ni à leurs œuvres, mais il s’intéresse à l’homme et à sa place et son comportement. Et ça a été la première des grandes religions justement qui ensuite se sont continués dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, qui sont des religions qui prétendent avoir des sanctions divines à des règlements qui sont purement des questions sociales et humaines, et ça n’au fond rien à voir avec ce que devrait être une religion qui ne devrait s'occuper que des rapports de l'être humain avec les personnages divins.
Brigitte DELANNOY : Il n'y a pas de morale à proprement parler dans l'hindouisme telle que nous l'entendons dans le christianisme en tout cas.
Alain DANIÉLOU : En tout cas, il ne peut pas y avoir de morale standardisée.
Brigitte DELANNOY : Oui. Quand on entend Nehru parler dans le spectacle d'Ariane Mnouchkine « L’Indiade » et dire il faudrait que nous nous aimions les uns les autres, c'est une phrase qui ne peut pas sortir de la bouche d’un hindouiste.
Alain DANIÉLOU : Pourquoi pas ? Si, puisque non seulement les uns des autres mais tout le monde, mais aussi les chiens, les chats, les lapins. Pourquoi pas ? L’amour, au contraire, est une chose très importante mais il ne faudrait pas que ça soit trop sélectif.
Brigitte DELANNOY : Oui. Alors, vous avez connu vous, Gandhi, Nehru. Comment vous apparaissaient-ils ? Vous dites que Nehru était un personnage qui n’avait sa place nulle part parce qu'il était entre l'Inde et l'Angleterre, entre le brahmanisme et le christianisme et qu'au fond, il n'avait qu'un but, c'était de devenir un despote absolu.
Alain DANIÉLOU : Je pourrais dire que c'était son but, mais en tout cas, il a trouvé la seule formule qui convenait à quelqu'un dans sa situation, qui avait perdu en quelque sorte ses racines d'un côté, avait adopté une culture qui par ailleurs le rejetait. Et donc, il se trouvait dans cette situation très difficile qui évidemment peut-être qu’on le conduisait à vouloir jouer un rôle personnel pour s'imposer. On peut interpréter son personnage comme cela.
Brigitte DELANNOY : Vous avez bien connu sa fille aussi, Indira Gandhi et je crois que c'était chez Tagore d'ailleurs.
Alain DANIÉLOU : Oui, elle était une élève de Tagore.
Brigitte DELANNOY : Elle vous a reconnu, elle, puisqu'elle a souvent dit que vous avez fait vraiment plus que personne pour faire connaître au monde la musique indienne.
Alain DANIÉLOU : Oui mais je crois que non seulement d'ailleurs pour la musique, mais à cette époque-là, tout le monde, même dans les milieux du congrès, tout en sachant que moi, j'appartenais tout à fait au monde traditionnel, reconnaissait que j'étais un des très rares étrangers qui faisait vraiment quelque chose de positif pour faire apprécier les valeurs de la culture indienne.
Brigitte DELANNOY : C'était quand même une contradiction fondamentale, c'est-à-dire que les Indiens, à votre avis, étaient des occidentaux alors que vous l'occidental, vous redeveniez indien. C'est vrai d'ailleurs parce que c'est tout à fait étonnant quand vous rencontriez Gandhi, vous vous sentiez plus indien que lui.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr.
Brigitte DELANNOY : Puisque vous militiez pour le parti hindouiste qui était le Jana Sangh avec Swâmi Karpâtrî.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr, et c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles ce n’était pas possible pour moi de rester dans l'Inde finalement parce que je me serais trouvé impliqué ou de trahir les valeurs dans lesquelles je croyais, ou de me trouver en opposition en politique envers le gouvernement, ce qui pour un étranger malgré tout que j'étais officiellement, n'était pas possible.
<MUSIQUE>
Maurice FLEURET : Tout ce qu'on sait aujourd'hui sur la musique de l'Inde du Nord, on l'a appris dans son gros ouvrage sur la musique de l'Inde du Nord qui est un ouvrage publié en langue anglaise et d'où il a tiré un ouvrage plus restreint en langue française. Dans ce livre, il y a tous les principaux ragas, il y a tous les modes de développement, il y a toutes les techniques instrumentales. Il y a absolument tout dans cet ouvrage.
Et puis, Alain Daniélou a publié, comme vous le savez, un grand nombre de disques à la suite de l'action qu'il a menée avec cet institut de musique comparée de Berlin et de Venise qu'il a fondé. Et dans ses disques, il a été le premier à donner des notices analytiques extrêmement détaillées, à choisir d'abord des musiciens de très grande valeur et très authentiques. Et là aussi, on a beaucoup appris.
D'ailleurs, Alain Daniélou ne s'est pas contenté d'être dans ce domaine-là un savant. Il a été un homme d'action, il a été le premier à inviter à faire inviter des artistes de civilisations lointaines et à les faire tourner à travers l'Europe, allait faire découvrir par le public occidental. C'était une des actions et c'est encore l'une des actions les plus importantes de l'institut de musique comparée de Berlin et de Venise.
Puis, je dois dire que la manière qu’Alain Daniélou a de vous expliquer les choses compliquées de la musique indienne et de l'art de l'Inde en général et de la civilisation vous fait comprendre très vite des choses que vous mettriez des années à apprendre dans les livres.
Brigitte DELANNOY : Pour vous, c'est un pionnier ?
Maurice FLEURET : C'est un pionnier et c'est un modèle.
Brigitte DELANNOY : Vous ne croyez pas qu’en ce moment justement, on vit une espèce de régression dans le domaine de la connaissance des autres cultures, des autres musiques et qu’on a plutôt tendance à développer les idées de l'universalité de la culture européenne contre les particularismes ?
Maurice FLEURET : Vous faites la référence à une petite querelle de philosophes hexagonaux qui est extrêmement limitée et qui, pour ma part, ne m'intéresse pas. Je crois que toutes les cultures du monde nous sollicitent plus que jamais à travers les nouveaux médias qui nous permettent de communiquer d'un continent à l'autre.
Je passe mon temps moi depuis un an, à voyager à travers le monde et à découvrir des musiques nouvelles, des musiques et aussi des cultures nouvelles, et il y a beaucoup de choses encore qui sont inconnues sur la terre. Il y a beaucoup de choses qui sont aussi en gestation, en création, en devenir et qui seront découvertes par nos enfants et nos petits-enfants. Je crois que cet esprit d'aventure, ce regard curieux, cette générosité, cette manière d'aller vers l'autre qu’a Alain Daniélou, nous avons encore de nombreuses années à l'exploiter, à la faire nôtre. Je pense que cet exemple qu’il nous a donné et qu'il nous donne encore d'une totale liberté devant l'étrange, le nouveau, c'est quelque chose qui est peut-être l’arme absolue de l'accomplissement humain et en tout cas, c'est aussi l’arme de la paix.
Brigitte DELANNOY : Vous avez quitté l'Inde, mais vous vivez toujours de l'Inde intensément. Vous écrivez toujours sur l’Inde. Il y a un livre comme « Les Quatre Sens de la Vie » par exemple qui est fondamental pour découvrir la vie des Indiens et tous les passages pour réaliser sa vie d'homme finalement, c'est-à-dire qu’on passe par quatre étapes essentielles qui sont le Dharma, c'est-à-dire la vertu quand on est jeune. Ensuite, c'est le Kama, c'est-à-dire le plaisir quand on est encore jeune. Puis, à l'âge de la maturité, c’est Artha, c'est-à-dire le succès, le pouvoir, la richesse. Et enfin Moksha à la fin, c'est votre cas, c'est la libération, c’est-à-dire atteindre progressivement la sagesse et le divin.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr. On dit dans l’Inde qu’on ne réalise pleinement aucun de ces stades de la vie si on ne réalise pas les autres. Donc, il ne faut pas manquer le coche. Il ne faut pas se priver ni du succès ni de l'amour, ni de l'étude, ni de certaines valeurs morales, ni d'une recherche de l'absolu.
Brigitte DELANNOY : Oui, donc cette connaissance que vous offrez aux autres aujourd'hui de l'Inde passe par les livres, passe par la musique, puisque vous avez été le premier à enregistrer les musiques traditionnelles vivantes de l'Inde et qu’aujourd'hui d'ailleurs, on réédite cette fameuse collection Unesco que vous avez créée.
Alain DANIÉLOU : Oui. Ça s'est passé, moi, quand je suis revenu alors en Occident et que je me suis aperçu que les gens ne connaissaient rien, mais absolument rien à ce qui pour moi était une des formes de l'art musical les plus extraordinaires et je me suis dit mais comment faire pour essayer de leur assurer une audience. Alors, c'est pour ça que j'ai commencé par le disque et je me suis précipité d'abord en Amérique, acheter des premiers appareils d'enregistrement et puis, ici à Paris, j'ai rencontré un très curieux personnage qui s'appelait Brailoiu, qui est un roumain ethnomusicologue. Je suis arrivé chez lui, il était dans un fauteuil sombre dans un coin et il m'a dit sans aucun préambule : « Avez-vous des chants funèbres ? Je suis un peu nécrophile ». J’ai failli m'enfuir de terreur mais tout de même, il m'a dit : « Ecoutez, il y a un garçon en Suisse qui est en train de fabriquer un instrument qui peut-être pourrait vous être utile ». Et c'est par lui que je suis allé trouver Stefan Kudelski qui venait de quitter l'université en disant que ses professeurs étaient tous des imbéciles et qui fabriquait le premier nagra, un petit appareil à manivelle dans une petite chambre chez ses parents à Lausanne. Alors, j'ai eu un des tous premiers nagra qui était déjà un appareil d'une qualité absolument extraordinaire et beaucoup des enregistrements que j'ai faits à ce moment-là, aussi bien en Inde, qu’au Laos, qu’au Cambodge, sont faits avec ce premier nagra. Ensuite, naturellement nous sommes restés très liés avec Stefan et j'ai eu tous les appareils qu’il a produits.
Brigitte DELANNOY : C’est devenu une célèbre collection, celle de l'Unesco.
Alain DANIÉLOU : Oui. Moi, évidemment, je faisais des enregistrements plus ou moins avec des moyens dont je disposais un peu avec l'aide d’écoles françaises d’Extrême-Orient dont je faisais partie, etc., parce que j'ai pensé que le sigle de l'Unesco était quelque chose de très important pour affirmer le succès des musiciens dans leur propre pays. Et c'est pour ça que je me suis arrangé pour avoir ce sigle et que j'ai fait toutes ces collections de l'Unesco, qui portent le nom d’UNESCO, mais pour lequel l'Unesco ne m'a jamais rien payé.
Brigitte DELANNOY : Ah bon ! C’est la collection Alain Daniélou. Tout à fait, parce qu'il faut dire que vous avez eu dans le même temps dans les années 50 des postes que vous avez occupés, des postes à la fois à Madras, à Pondichéry aussi, à l'institut d’Indologie. Donc, vous êtes devenu un homme plus officiel, disons, même si vous n'avez pas été complètement installé et qu'après, vous êtes devenu directeur de deux instituts à Berlin et à Venise.
Alain DANIÉLOU : Oui. D'abord à Madras, on m'avait proposé de diriger cette bibliothèque du manuscrit qui m'a beaucoup intéressé pendant un an ou deux. Puis ensuite, sur le chemin de l'Occident, on m'a proposé de faire partie de l'institut français d’Indologie et puis de l'école française d'Extrême-Orient, ce que j'ai fait pendant quelques années. Ensuite, c'est mon ami Nicolas Nabokov, le musicien, qui m'a dit : « Tu nous embêtes avec tes histoires de musiciens orientaux. Si tu veux faire un institut pour la diffusion de la musique non européenne, on peut te donner les moyens à condition que ce soit à Berlin ». Alors, c'est ainsi que j'ai reçu des fonds très importants des fondations américaines pour créer cet institut d'abord à Berlin et puis à Venise qui nous a permis non seulement de développer les collections de disques, mais aussi de faire venir des musiciens par une organisation des directeurs de festivals, etc.
Au fond, je crois que nous avons fait un assez bon travail parce que maintenant, les bons musiciens aussi bien du Japon que de l'Inde sont invités partout, donc le travail est fait. Mais la collection reste, je crois, très valable parce qu’il y a beaucoup de musiciens qui n'existent plus et tout de même, ce sont de très belles. Tout ce que j’ai enregistré a été à un très haut niveau et très beau.
Brigitte DELANNOY : Et vous avez été un pionnier.
Alain DANIÉLOU : Oui, il s'est trouvé comme ça. Comme d'habitude, je n'ai pas fait exprès.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Christian Poché, vous avez travaillé avec Alain Daniélou à l'institut des musiques comparées de Berlin.
Christian POCHÉ : C'est bien cela. C'était l'institut international des musiques comparatives qui a été fondé par Alain Daniélou dans le but d'abord d'être une sorte des points de rencontre des cultures musicales du monde entier et, ensuite, de les promouvoir en Occident. Cet institut a été fondé à Berlin parce que le bourgmestre de l'époque s'appelait Willy Brandt, qui est devenu par la suite chancelier, et il a tenu à ce que cet institut soit confié non pas à un allemand mais à un français. Et comme Daniélou rentrait de l'Inde tout à fait auréolé d’un prestige indien, on lui a confié la tâche.
Alors, je peux dire que j'ai travaillé pendant quatre ans dans cet institut. Bien sûr, c'était l'Asie qui était le continent sur lequel on était tous branché. On connaissait beaucoup moins l'Afrique, pas du tout l'Amérique latine qui était méconnue et quasiment pas l'Océanie où il y a quand même des cultures musicales, mais du fait de par le passé d’Alain Daniélou qui était quand même un indianiste, nous avons essentiellement travaillé sur l'Asie.
Alors, bien sûr, nous avions beaucoup de liberté. Chacun pensait ce qu'il voulait sur le plan idéologie, mais comme c'était le maître et le patron, il y avait une ligne directrice. Et quand Daniélou a fondé ses collections de disques et en particulier les collections Philips, il a voulu prouver la thèse suivante : c'est que l'Inde est un réservoir de culture musicale du monde entier et que tout sortait et de l'Inde. Ce à quoi nous n'étions pas toujours d'accord, mais c'était dans ces perspectives qu'il a bâti sa collection.
Brigitte DELANNOY : Donc, vous avez beaucoup appris par lui à travers lui ?
Christian POCHÉ : Alors, si je peux dire que j'ai appris mon métier d’ethnomusicologue à Berlin. On ne donnait pas de cours. Nous travaillons tous dans nos départements. Moi, je faisais, je m'occupais des publications, de la collection Buchet-Chastel qui a cessé d'exister, mais on retrouvait de temps à autre Alain Daniélou à table en dehors.
Il n'était pas toujours parmi nous parce qu'il faisait la navette entre Venise-Rome et Berlin. Alors, c'est à table ou parfois on prenait l'avion ensemble ou le train ensemble et c'est là où on discutait musique et je peux dire que j'ai beaucoup appris. Et de Berlin, grâce à lui, j'ai pu aller en mission apprendre ce que c'est qu'un ethnomusicologue sur le terrain. J'étais comme ça au Yémen, en Syrie et au Liban et je peux dire que j'ai appris mon métier sur le terrain grâce à son initiative, et à Berlin, on apprenait surtout à classer les musiques. Ce qui est un énorme boulot. Il vous faut des années pour arriver à savoir comment on peut classer une musique lorsqu'une musique arrive d'un continent donné, où la mettre. Et on passait des journées à discuter entre nous toujours dans la franchise et la liberté totale et j'ai énormément appris.
Brigitte DELANNOY : Ça a donc été pour vous une école de liberté cet institut de Berlin ?
Christian POCHÉ : Absolument. D'abord, le fait que les musiques existent ailleurs qu'en Europe ; ensuite, qu'il n'existe pas une culture ou une société donnée qui n'a pas sa propre musique et que toutes les musiques du monde sont intéressantes. Ensuite, il y a une hiérarchie qu'on peut aussi poser, qu'il y a certaines musiques qui sont des musiques savantes qui sont beaucoup plus sophistiquées que d'autres musiques, mais tout cela, on l'a appris dans cet institut de Berlin.
Alors, je dois dire que c'était un aréopage assez fermé parce que ce n'était pas un institut de recherche. Nous n'étions qu'au total une quinzaine qui ont transité dans cette maison. Parmi ces 15, certains sont très célèbres. Ce sont des grands chercheurs qui vivent aux Etats-Unis. J'ai mes collègues à Paris Jacques Brunet qui a fait connaître surtout Java et l'Indonésie. Je peux citer Brunet. Il y avait Manfred Junius qui était un sitariste et qui a écrit sur le sitar indien.
Brigitte DELANNOY : Vous voulez dire qu'il existe bien un héritage Daniélou aujourd'hui en ethnomusicologie ?
Christian POCHÉ : Absolument. Bien qu'il soit contesté par les ethnomusicologues, ce que Daniélou a apporté et que n'ont pas les ethnomusicologues, c'est ce côté intuitif et ce goût pour la musique.
L'ethnomusicologue est un homme de science. Or, qui dit homme de science parfois, il ne voit pas. Il va vers un objet qu'il veut définir et analyser. Daniélou allait plus vers un objet esthétique et il nous a appris à ça. Quand j'étais sur le terrain, j'avais appris à reconnaître le bon musicien du mauvais musicien, ce que ne fait pas un ethnomusicologue scientifique. Pour lui, tout est pareil puisqu'il lui faut la matière qu'il va analyser.
Et ça, je peux dire que quand j'ai quitté Berlin, ça a été une sorte de choses qui s'est retournée contre moi parce qu'on m'a critiqué de faire plus de l'esthétique que de la science. Et maintenant, avec les années, je dois dire que Daniélou n'avait pas tort parce que quelles que soient les sociétés, même les plus primitives, vous trouvez dans une société donnée des gens qui savent chanter et d'autres qui ne savent pas le faire, et c'est à vous à deviner quand vous êtes sur le terrain qui est celui qui est porteur de la plus belle musique et de l'esthétique.
Brigitte DELANNOY : A votre avis, Daniélou est un homme fondamental qui voit beaucoup plus loin que les autres ?
Christian POCHÉ : Je dirais que parce que c'est un marginal, il a quand même eu cet apport de voir loin et il a toujours été un marginal et il le restera. Tout ce qu'il a fait est quelque chose de marginal dans sa vie, ne serait-ce que ses collections de disques. Elles ont été reprises, mais elles n'ont jamais suivi l'optique qu’il a eue. Finalement, ses collections bien qu'elles ont subi des revers, qu'elles ont disparu, c'est des morceaux d'anthologie et je peux dire que c'est même des pièces historiques. Et ne serait-ce qu'à ce niveau-là, il vaut mieux publier de la musique qu'on entend plutôt que d'écrire une thèse extrêmement poussée que quatre spécialistes liront et que cinq autres pourront discuter. Or, avec Daniélou, il mettait cette musique à la disposition du grand public et là-dessus, il est gagnant.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Alain Daniélou vit maintenant en Italie à Zagarolo près de Rome. La colline où se trouvait la maison était appelée « la colline du Labyrinthe ». Le labyrinthe était un de ces endroits où souffle l'esprit et règne la paix.
« J’ai découvert que Zagarolo et son Labyrinthe avaient été le lieu le plus sacré du monde antique. J'avais cherché une maison agréable dans les environs de Rome, le hasard – ou est-ce le destin ? – m'avait conduit dans un lieu considéré comme magique et sacré depuis la plus ancienne préhistoire ». C'est ce qu'écrit Alain Daniélou dans « Le Chemin du Labyrinthe », son livre de mémoire paru en 1981, dû à son ami le musicologue Henri-Louis de la Grange qui témoigne ici.
Henri-Louis DE LA GRANGE: Il a toujours aimé énormément l'Italie, je crois. Il a toujours eu un très grand faible et je crois que c'est un peu le fait de ne plus pouvoir justement être en Inde qui fait que l'Italie est le pays de l'Europe qui concerne le plus décontracté, peut-être même le plus païen, et je vois bien ce qu’il veut dire. Il y a une sorte de paganisme, je trouve, en Italie qui est frappante. Ça a l’air paradoxal, mais c'est pourtant très vrai. Et plus on connaît l'Italie, plus on s'aperçoit que la religion est une sorte de vernis dans une large mesure et je crois que c'est justement ce paganisme qui plaît tellement à Alain Daniélou qui n'a jamais oublié, nous l'avons entendu ce soir, Monsieur Chancel l’a dit, qu'il n'a jamais oublié ses expériences de l'Inde et qui surtout après une scène antipathie pour le catholicisme, je crois qu' il n’y a pas de pays autant que l'Italie où on puisse vivre complètement en dehors du catholicisme.
Brigitte DELANNOY : Comment vit Alain Daniélou à Zagarolo ?
Édouard MAC-AVOY : Très simplement et dans une sorte de silence infiniment propice au travail dans une vaste maison isolée, chaude, chaleureuse, ornée de tout ce qui a fait sa vie de très beaux vestiges hindous, de sculpture, d’étoffe, de cette musique qu'il a pieusement enregistrée. Il travaille énormément.
Brigitte DELANNOY : Il continue.
Édouard MAC-AVOY : Enormément. Notre vie à Zagarolo, je peux vous la décrire : lui, il se lève à 6h du matin ou à 8. Avec mon secrétaire Jean-Pierre Prévost, nous prenons nos petits déjeuners à 8h et puis, nous faire une très gentille visite, puis chacun retourne à son travail. On ne se voit plus jusqu'à l'heure du déjeuner.
Et j'aime beaucoup aussi ses relations, leurs relations à Alain et à Jacques avec leur personnel. C'est très sympathique ça et c'est très peu français aussi.
Je veux dire, ils reçoivent le Prince Borghèse à déjeuner. Le cuisinier, il a fumé une cigarette pendant le café. C'est très sympathique. Le maître d'hôtel sert en livrée blanche et puis, on le retrouve tout nu à la piscine deux heures après. Il y a un mélange de… ça, ce serait très difficile en France, un mélange de familiarité et de distance que je trouve excessivement sympathique.
Je peins et je travaille à Zagarolo comme ici, j’y retrouve la même atmosphère de respect du travail, de silence. A 6 heures, on met de la belle musique classique. Le soir, nous entendons quelques-uns de ses beaux disques qu'il a faits pour l'Unesco et puis, on se couche de bonheur.
Brigitte DELANNOY : Oui, en fait Alain Daniélou a créé une sorte de refuge de paix comme celui de Rabindranath Tagore, près de Calcutta, à Shantiniketan.
Édouard MAC-AVOY : C’est ça, de paix et de labeur. Je ne l’ai jamais vu qu’il ne soit penché sur une œuvre difficile puisqu'il va s'attaquer maintenant à une nouvelle traduction. La précédente étant, selon lui, mauvaise et datant, je crois, du début du siècle ou même du XIXème siècle du Bhagavad-Gita. Il a toujours une grande œuvre sur le métier à laquelle il se donne continûment avec les repos que comporte l’âge et que comporte la sagesse, et tout ça me paraît très remarquable, très admirable et très rare en notre temps.
<MUSIQUE>
Brigitte DELANNOY : Vous avez fait connaître la musique, vous avez fait connaître la culture, la civilisation indienne. Je suppose que les buts de votre vie sont atteints maintenant.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais enfin, il reste encore toujours beaucoup de choses. Par exemple, chaque fois qu'on peut publier un texte ou une étude, ça ajoute beaucoup ce petit roman tamoul que je viens de publier, le Manimékhalaï. Moi, je trouve que c'est très important puisque ça donne une idée sur ce qu'a pu être cette culture et sa diversité qui est tout à fait étonnante.
Brigitte DELANNOY : Oui, c'est-à-dire que vous avez acquis pendant des dizaines d'années un savoir, des connaissances, des biens matériels et que le temps est venu pour vous à 80 ans de tout donner. Je crois que c'est ça votre philosophie aussi, non ?
Alain DANIÉLOU : Oui. D'ailleurs, il faut essayer quand on a reçu beaucoup de choses non seulement au point de vue, on peut dire du savoir, mais du bonheur, etc. La seule chose qu'on a envie de faire, c'est d'essayer de le donner aux autres.
Brigitte DELANNOY : Oui. Alain Daniélou, vous êtes un hindouiste. Vous nous l'avez prouvé depuis le début, mais vous apparaissez aussi comme un saint. Alors là, on en revient à la culture chrétienne et occidentale plutôt, c'est-à-dire qu'on a une image confondue entre l'image de Shiva et l'image d'un saint.
Alain DANIÉLOU : J’ai reçu énormément de choses et oui, c'est peut-être que ça donne un certain rayonnement mais surtout pas un saint dans le sens où Gandhi est considéré comme un saint. Je ne suis pas quelqu'un de frustré. Je ne suis pas quelqu'un qui ne profite pas de la vie. Dans ce sens-là, je ne vois pas très bien ma place dans le panthéon chrétien.
Brigitte DELANNOY : C'était le bon plaisir d'Alain Daniélou avec Gabriel Matzneff, Édouard Mac-Avoy, Maurice Fleuret, Jean Marais, Maurice Béjart, Georges Guette, Savitry Nair, Christian Poché et Henri-Louis de La Grange.
Pour approfondir l'œuvre d'Alain Daniélou, vous pouvez lire « Son Histoire de l'Inde » et aussi « Shiva et Dionysos » parus chez Fayard. « L'Inde du Nord aux traditions musicales », « Les Quatre Sens de la Vie », « La Structure Sociale de l'Inde Traditionnelle et le Polythéisme Hindou » édité par Buchet-Chastel. « Le Chemin du Labyrinthe », « Souvenir d'Orient et d'Occident » publié par Laffont. Enfin, les deux derniers ouvrages parus chez Flammarion « Manimékhalaï ou le scandale de la vertu » et « Le Tour du Monde en 1936 ».
Alain DANIÉLOU : Je ne sais comment remercier tous les amis si merveilleux qui ont organisé cette soirée et les artistes qui l’illuminent de tant de beauté. Sachant que dire, je voudrais seulement vous réciter deux vers d’un Upanishad, un de ses textes sanskrits qui, pour moi, sont la source du bonheur et (2:45:27).
Dans un monde qui n'est que changement où rien n'est permanent, le divin est partout présent : dans les oiseaux, dans les fleurs, dans les paysages, dans les forêts, dans les hommes. Jouis pleinement de ce que le dieu t’abandonne et n’envie jamais ce qui appartient aux autres, ni leur gloire, ni leur fortune, ni leur succès.
<MUSIQUE>
Présentateur : Le bon plaisir d’Alain Daniélou, par Brigitte Delannoy, texte dit par Philippe Boris