Interviewer : Alain Daniélou est venu fêter à Paris ses 4 fois 20 ans et à cette occasion, deux livres sont sortis chez Flammarion : « Le Tour du Monde en 1936 » qui développe et recoupe une partie d'un livre plus ancien « Le Chemin du Labyrinthe » paru dans la collection Vécu chez Laffont et enfin un roman traduit du tamoul ancien « Manimekhalai ». Alain Daniélou, je crois que ce n'est pas la première fois que vous nous offrez un livre traduit de cette langue.
Alain DANIÉLOU : Non. J'avais déjà publié, il y a une vingtaine d'années, un autre de ces grands romans épiques tamouls que j'appelais « Le Roman de l'Anneau » qui avait été publié chez Gallimard.
Interviewer : Pourquoi est-ce que cela s'appelle « Le scandale de la vertu » ?
Alain DANIÉLOU : Cela, c'est moi qui ai ajouté ce titre parce qu’au fond, c’est de cela qu'il s'agit puisque c'est une danseuse ravissante et qui devrait séduire tout le pays et, tout d'un coup, elle veut entrer en région bouddhique, ce qui tout de même est très choquant. Quand on a un tel devoir par sa beauté et son talent, pourquoi aller s'enfermer dans un monastère ?
Interviewer : Dans « Le Tour du Monde en 1936 », vous êtes un homme fort jeune et vous entreprenez ce tour parce qu’on vous a commandé un reportage.
Alain DANIÉLOU : C’est simplement que pour retourner aux Indes où je voulais retourner chez Rabindranath Tagore avec mon ami Burnier, nous avons pensé pourquoi ne pas prendre l'autre chemin. Et donc, faisant ce tour du monde, Pierre Gaxotte m'a dit : « Mais pourquoi ne nous fais-tu pas un reportage ? » Et aussi alors, c'est un reportage qui était d'ailleurs avec des dessins que malheureusement Flammarion n'a pas voulu reproduire.
Interviewer : Oui et ce 1936 et nous sommes en 1987, il y a des choses qui nous semblent tout à fait d'actualité. Est-ce que cela vient de vous Monsieur qui alliez au-delà des apparences ou de ce que les choses n'ont quelquefois pas changé ?
Alain DANIÉLOU : C'est une chose assez surprenante. Vous savez, quand on est comme moi très longtemps absent de ce pays et que tout d’un coup, on revient, on est stupéfait de voir après tous les drames qui se sont passés, qu’après tout, les problèmes sont toujours les mêmes, que les gens font toujours les mêmes folies, qu’il y a toujours les mêmes histoires de dévaluation, de conflits politiques, tout ça. Et au fond, c'est assez instructif en un sens.
Interviewer : Oui qu’en somme, ils n’ont acquis aucune sagesse.
Alain DANIÉLOU : Je crois que dans ce sens, ce petit reportage est intéressant parce que tout de même, il montre que les choses avant la guerre n'étaient pas tellement différentes et les gens rétrospectivement se font une...
Interviewer : Puis, un âge d'or.
Alain DANIÉLOU : Oui, ou le contraire.
Interviewer : Ou le contraire.
Alain DANIÉLOU : Ils ont l'air de croire qu’on a acquis toutes les libertés depuis qu'on a fait des progrès extraordinaires et puis ce n'est pas vrai.
Interviewer : Ce n'est pas vrai. Ce voyage, vous l'avez fait en grande partie en bateau ou en chemin de fer à cette époque.
Alain DANIÉLOU : Il y a eu très peu de chemins de fer parce que nous avons traversé le continent américain en voiture.
Interviewer : Oui.
Alain DANIÉLOU : Mon ami Burnier conduisait la voiture de notre ami Gayelord Hauser, le fameux diététiste qui, lui, sautait d'une ville à l'autre en avion pour faire ses conférences et nous conduisions sa voiture, ce qui était fort amusant, de New York jusqu'à Beverly Hills.
Interviewer : Alain Daniélou, je crois que ce qui fait aussi la valeur de ce tour du monde en 1936, c'est que non seulement vous vous intéressez aux paysages, à la beauté de la terre si j'ose dire, mais surtout aux gens. Vous aimez le contact avec les gens.
Alain DANIÉLOU : Oui et alors aussi, je crois, cette chose que j'ai toujours eue, ce sens de ce qu'a pu être l'horreur du colonialisme partout, où partout on voit ces populations qui avaient été merveilleuses, étonnantes, etc., qui sont réduites à une espèce d'abjection que cela soit partout, que ce soit les Indiens aux États-Unis ou à Honolulu, etc. et aussi un peu dans l’Inde, les problèmes extraordinaires qui ont été créés par les empires coloniaux.
Interviewer : Alain Daniélou, c'est à ce moment-là que vous avez décidé de vous fixer en Inde ?
Alain DANIÉLOU : Il s'est trouvé que c'est pendant ce voyage que, à Bénarès, nous avons vu un de ces merveilleux palais avec des balcons de marbre ouvragés et que nous disions : « Ah ! Ce serait prodigieux de pouvoir habiter dans un endroit comme cela » et que le garçon qui nous accompagnait nous a dit : « Vous voulez ce palais ? Il est à louer pour 100 roupies par mois. » Alors, on la louait en se disant : « On y reviendra bien une fois ». Et puis, on y est revenu très vite et on y est resté pendant 15 ans.
Interviewer : Est-ce que c'est à ce moment-là que vous avez été attiré par les religions de l'Inde et que vous avez choisi une philosophie ou c’était déjà fait ?
Alain DANIÉLOU : Non, pas du tout. Moi, je n’avais aucune idée préconçue. Et ce qui m'a attiré dans l'Inde, c'était la beauté des paysages, des êtres, une espèce d’atmosphère que je trouvais extraordinaire et c'est seulement peu à peu que je me suis dit : « Mais enfin, derrière cela, il y a une culture prodigieuse » et pour essayer de la pénétrer, j'ai appris d'abord le hindi, ensuite le sanskrit et c'est pour cela que je me suis fixé à Bénarès qui était le grand centre de l'ancienne culture et que j'ai alors refait complètement mon éducation.
Interviewer : Alain Daniélou, vous avez donc en quelque sorte tiré un trait sur cette éducation première qui avait été une éducation essentiellement catholique et peut-être aussi essentiellement étroite.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais en réalité, j'étais très peu affecté par mon milieu. Depuis mon enfance, moi, j'ai toujours été dionysiaque. Moi, je croyais qu'il y avait des fées dans les forêts, qu’il y avait des esprits dans les sources et ma famille n’y comprenait rien et j'avais développé très vite une résistance très forte pour ne pas me laisser influencer par mon milieu. C'est pourquoi, le jour où je me suis trouvé dans un monde dont la philosophie, la religion correspondait tellement à ce que je cherchais, simplement pour moi, cela a été merveilleux.
Interviewer : Et vous n'avez jamais « regretté » d'abandonner votre religion première ?
Alain DANIÉLOU : Non, parce que vraiment, je n'y étais pas du tout attaché. Au fond, ce qui m'intéressait et ce qui était ma religion, c'était la peinture, c'était la musique, il n’y avait que cela et cela n'intéressait pas ma famille. Donc déjà, je vivais très en dehors.
Interviewer : Oui, d'ailleurs, vous avez pris votre liberté assez vite puisque vous n'habitiez plus dans votre famille alors que vous étiez fort jeune.
Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. J'ai eu la chance de pouvoir aller dans un collège américain, ce qui m'a énormément plu. Et ensuite, très vite, oui, je suis mis à travailler la danse, à travailler la musique, toutes sortes de choses qui n'intéressaient pas du tout ou plutôt choquaient le milieu où j'étais né, et donc je me suis tout à fait libéré.
Interviewer : On a l'impression qu’une des choses qui vous ont attiré dans ces religions lointaines, c'est une tolérance que vous n'aviez pas trouvé dans votre milieu.
Alain DANIÉLOU : Je crois que c'est cela la chose extraordinaire de l'hindouisme. Ca, c'est cette religion ou plutôt cette philosophie de la vie où on n'envisage aucun prosélytisme, où on considère que la seule chose intéressante, c'est d'essayer de comprendre la nature du monde, où on ne sépare pas la métaphysique de la science ou de la religion, mais simplement une recherche très générale. Et il y a alors évidemment, et c'est tout à fait différent de toutes les religions dogmatiques, que cela soit d'ailleurs le bouddhisme, le christianisme ou l'islam qui se réfèrent tout d'un coup à un prophète et des hadiths soi-disant valables pour tous les temps, ce qui pour les hindous paraît complètement absurde.
Interviewer : Rabindranath Tagore a eu beaucoup d’influence sur vous ?
Alain DANIÉLOU : En un sens, c'est-à-dire, c'était un homme tellement charmant, tellement gentil et qu'il y a tout de suite eu une certaine sympathie pour nous et il a dit que nous pouvions habiter aussi longtemps que nous voulions dans son université, nous a chargé de toutes sortes de missions pour ses amis en Europe qui étaient tout de même pour des jeunes gens assez étonnants puisque c'était Paul Valéry, André Gide, Paul Morand, etc.
Mais au fond, c’était tout de même déjà un milieu un peu réformiste. Il était très universaliste, mais très ami de Tolstoï. Il ne s'intéressait pas vraiment aux aspects les plus profonds de la culture indienne et c'est pourquoi au bout de quelques années, moi, j'ai préféré partir à Bénarès et, là, me plonger dans la véritable tradition.
Interviewer : Et je crois que vous vous êtes aussi plongé dans la musique de l'Inde et que vous l'avez fait connaître en Europe.
Alain DANIÉLOU : Eh bien, oui. D'abord, j'ai travaillé alors la musique. Evidemment moi, depuis toujours, je m'intéressais à la musique.
Interviewer : Vous jouiez du piano.
Alain DANIÉLOU : Je jouais du piano, je chantais et j'ai alors travaillé très sérieusement pendant six ans auprès d'un des très grands maîtres de la musique indienne et je m'en suis tout à fait imprégné. Et ensuite alors, j’ai essayé quand je suis revenu en Occident de faire connaître les grands maîtres de cette musique et c'est pour cela que j'ai créé cet Institut à Berlin qui a permis d'abord de faire des disques des grands musiciens et puis de les faire venir en Europe.
Interviewer : Est-ce que l'Occident s'ouvre vraiment à cette musique ?
Alain DANIÉLOU : Oui, je crois. Vous savez le problème ? Il y a une espèce de besoin en Occident non seulement pour la musique, mais pour toute une pensée qui est, au fond, un retour aux sources, pas parce qu'au fond, ce n'est pas très éloigné de la pensée grecque. Et alors, c'est un film très curieux parce qu’il est tout le temps dévoyé. Il y a des espèces de forces qui veulent empêcher les gens d'arriver à la réalité en créant des ashrams, des organisations commerciales pour canaliser et dévoyer ce besoin, ces efforts et c'est une chose étonnante et assez mystérieuse.
Interviewer : Alain Daniélou, je crois qu'il y a aussi une autre recherche dans votre vie, c'est celle de la peinture. Vous peignez depuis toujours ou presque. Vous avez même réussi quand vous étiez étudiant aux États-Unis à vendre vos peintures et puis, vous avez continué de le faire. Il y a d'ailleurs en ce moment à Paris une exposition d'aquarelles.
Alain DANIÉLOU : Au fond, ce n'est pas très différent de mon approche parce que ma façon de sentir la peinture est une espèce d'amour du paysage, une espèce d'exaltation que ce soit un personnage ou que ce soit une atmosphère, essayer de la saisir, de l'exprimer et c'est une espèce de contact mystérieux avec les choses. Et au fond, presque chaque aquarelle que j'ai faite ou peinture, je m'en souviens toujours.
Je me souviens de cette ambiance et que je ne sais pas du tout quand c'était, qu’est-ce qui se passait, mais ce moment extraordinaire, cette espèce de communion avec la beauté du monde a été pour moi toujours une expérience merveilleuse.
Interviewer : Alain Daniélou, pour conclure, qu’est-ce qui a été le plus important dans votre vie ? La recherche, la connaissance, la beauté, l'amour, l'amitié ?
Alain DANIÉLOU : Je crois que sous toutes ses formes, on peut dire que c’est l'amour, l'amour des êtres, l'amour des choses et l'amitié en est une des formes les plus profondes.
Interviewer : Donc, puisque vous avez déjà eu une vie assez longue, vous en êtes satisfait, vous l'avez bien rempli ?
Alain DANIÉLOU : Ah oui ! Et je suis quelqu'un d'extrêmement heureux et vraiment, je ne pourrais pas envisager une autre vie. Et si cela peut continuer pour un certain temps, j'ai beaucoup de projets, j'ai beaucoup de choses merveilleuses pour lesquelles je me passionne.
Interviewer : Bien. Je vous remercie beaucoup. Je souhaite que vous reveniez rapidement nous apporter d'autres livres ou d'autres peintures ou d'autres musiques.