Alain DANIÉLOU : … qui est finie, qui sont maintenant presque exterminés puisqu’on leur tenait, ils avaient des territoires réservés, on a jugé que c'était une chose intolérable, qu'ils n'étaient pas des citoyens de seconde zone. A ce moment-là, en déclarant que tout le monde était pareil, on leur a pris leurs territoires qui ont été immédiatement envahis par des prêteurs, par des entrepreneurs, par des choses comme cela, les repoussant de plus en plus dans des terres sans moyen d'existence où ils sont en train de disparaître et de mourir par milliers. C'est une histoire épouvantable justement d’un égalitarisme bête appliqué dans des circonstances où cela ne peut pas marcher.
Brigitte DELANNOY : Vous-même, vous renvoyez dos à dos les deux systèmes capitaliste et socialiste et vraiment la voix de l'Inde est complètement ailleurs.
Alain DANIÉLOU : Oui, complètement. Ce sont des divisions qui ne correspondent à rien dans l’Inde. Le capitalisme dans l’Inde étant en principe réservé à une certaine classe de gens qui manient l'argent et le commerce avec des limites très strictes ne peut jamais envahir tous les aspects de la vie.
Brigitte DELANNOY : Mais c'est ce qui explique le sort singulier de l'Inde par rapport aux pays voisins. On s'étonne toujours que l'Inde ait une voix très particulière par rapport à la Chine ou le Japon, les deux autres grands pays, mais on peut comprendre pourquoi à travers son évolution et son histoire.
Alain DANIÉLOU : Oui, c'est un pays tout à fait différent dans sa structure bien que les dirigeants actuels de l'Inde essayent d'y créer des conditions analogues à celles de l'Occident, de créer un prolétariat, ce qui est une chose monstrueuse dans un pays où il n'y en a jamais eu, où il a toujours eu des gens libres, où il y a eu des…
Brigitte DELANNOY : Oui, mais démographiquement, il y a des problèmes qui se sont posés depuis quelques années, qui n'existaient sans doute pas au Moyen Age. Il faut quand même reconnaître que ce problème est majeur maintenant pour l'Inde.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais cela, je crois que c'est parce qu'on a supprimé tous les systèmes qui réglementaient l'accroissement de la population et on ne les a pas remplacés par autre chose. Il y en avait qui n'étaient pas très gentils comme de laisser mourir un certain nombre de filles à la naissance. C'est vrai que ce n'était pas gentil, mais les laisser vivre pour les faire mourir de faim, ce n'est pas non plus très gentil. Donc, il faudrait. Et puis, il y avait toutes sortes de systèmes de contraception qui ont été aussi éliminés, je ne sais pas pourquoi, qui n'étaient pas admis par les Britanniques.
Brigitte DELANNOY : Mais vous critiquez l'action de Gandhi, mais c'est pourtant grâce à Gandhi si l’Inde a recouvré son indépendance, ou est-ce que finalement, vous préfériez encore la colonisation britannique et le maintien du système ?
Alain DANIÉLOU : Certainement pas. D'après tous les gens compétents en Inde, qu'ils soient des grands ministres, des princes ou qu'ils soient les grandes associations, le hindou Mahasabha ou les grands mouvements musulmans, les Anglais ne pouvaient pas rester en Inde. Economiquement, cela ne marchait plus. Alors le tout, c’était la solution que proposait Rabindranath Tagore qui s'est fâché pour cela avec Gandhi. Il dit : « Il faut préparer le terrain pour l'indépendance et se séparer à l'amiable, mais il ne faut accepter aucune condition, parce que les Anglais de toute façon s’en iront ». Là-dessus, les Anglais voulaient depuis longtemps diviser l’Inde pensant que cela serait une façon pour eux de maintenir une indivisée dans l’empire britannique d'une certaine façon dans le Commonwealth. Et ils ont donc inventé ce petit club avec lequel ils ont disputé et dont Gandhi était le principal responsable avec Nehru qui était son adjoint et Jinnah qui a créé le Pakistan qui était, lui aussi, ne connaissait rien à l’Inde. Trois avocats de Londres qui se sont discutés avec leurs voyers britanniques de se partager l'Inde alors que ce n'était absolument pas nécessaire.
Et tout de même, Gandhi savait très bien parce qu'on lui avait assez dit qu'il allait provoquer des massacres épouvantables, des transferts de population. Alors, il a tout de même accepté. Si Gandhi avait dit non, cela ne se serait pas passé comme cela. Donc, il a une responsabilité absolument épouvantable de massacres et d'une division de l'Inde qui continue aujourd'hui à créer des problèmes terribles de population et de conflits.
Brigitte DELANNOY : Donc, pour vous, l’Inde ne s'appartient plus ?
Alain DANIÉLOU : L’Inde ne peut pas mourir. Elle continuera toujours, elle passe par des moments de difficulté, elle passe aujourd'hui par une domination qui veut lui imposer des formes sociales et culturelles qui ne font pas partie de son héritage, comme cela lui est arrivé déjà avant avec les musulmans. Mais, il reste toujours dans l'Inde des noyaux très solides, très attachés à une tradition immémoriale et une culture très profonde qui peut apparemment disparaître mais qui reste toujours et qui, une fois les crises passées, réapparaît comme cela s'est passé tout au long de l'histoire.
Brigitte DELANNOY : C'est donc l'Inde hindouiste qui résiste toujours ?
Alain DANIÉLOU : Oui, c'est une nécessité parce qu’au fond, si on considère qu'il y a une espèce d'ordre divin dans la société humaine depuis son origine, il n'y a que l'Inde qui en a gardé le souvenir et si on perd tout à fait cette notion, cette espèce de tradition primordiale, comme on dit quelquefois, c’est que cela sera la fin du monde. Donc, je crois que tout le monde a intérêt à ce l’Inde survive et se retrouve malgré ses difficultés présentes.
Brigitte DELANNOY : Oui et les occidentaux continuent de trahir l'Inde selon vous dans la mesure où ils exportent un peu partout dans le monde une image totalement fausse de l'Inde à travers la musique et cette image s'est révélée particulièrement dans les années 60. On peut se demander pourquoi justement à cette époque-là est née la mode indienne à ce point et à travers la musique, une certaine musique indienne.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais ce qu’il y a, c’est que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Il y a beaucoup d'occidentaux qui, très sincèrement, sentent qu'il y a quelque chose de très précieux dans l’Inde et qui pourrait leur apporter beaucoup. Si ces efforts sont dévoyés, ce n’est pas tout à fait de leur faute et peut-être qu'à la longue, je crois de plus en plus, il y a des gens qui percent un petit peu cette fausse Inde et perçoivent des choses plus profondes et plus réelles. Et alors cela, ce serait une chose qui apporterait énormément non seulement à l’Inde mais à l'Occident.
Brigitte DELANNOY : Oui et Ravi Shankar, le grand musicien indien a été l'un des facteurs justement de cette redécouverte de l'Inde. Il a joué un rôle fondamental puisque lui-même a créé une école de musique sur la côte californienne.
Alain DANIÉLOU : Oui, il a des élèves à qui il enseigne de la bonne musique et pas du tout celle qu’il joue aujourd'hui. Donc, c’est assez intéressant.
Brigitte DELANNOY : C’est un symbole.
Alain DANIÉLOU : Oui, Ravi Shankar est un vrai musicien qui s’est trouvé dans un monde qui ne comprenait vraiment pas les qualités de son art et on l'a conduit à faire des choses absurdes, à faire une musique invraisemblable pour lequel on le payait très cher, pour lequel on lui faisait les compliments dithyrambiques. Plus c'était mauvais, plus il gagnait d'argent. On peut difficilement lui approcher parce qu'au fond, c'est un grand musicien et quand il enseigne à ses élèves, il leur enseigne toute la vraie musique. Donc, c'est assez intéressant
Brigitte DELANNOY : Et vous, Alain Daniélou, pour conclure, vous êtes toujours hindouiste, c’est-à-dire que vous ne bougez pas. Vous êtes comme les vrais hindous en Inde.
Alain DANIÉLOU : Vous savez, je suis ce que je suis. Moi, tout ce qui m'intéresse, tout ce que j'ai étudié, tout ce à quoi je suis attaché comme valeur, comme concept fait partie de ce monde-là. Donc, pourquoi en sortirai-je ? Je ne vois pas quoi d'autre que d'apporter quelque chose d'analogue ?
Brigitte DELANNOY : Et pourquoi ne pas être resté en Inde alors ? Est-ce que c'est vivable à l'extérieur de l'Inde ?
Alain DANIÉLOU : Oui, beaucoup mieux qu'en Inde aujourd'hui parce qu’évidemment pour moi, alors tout d'un coup qui était toujours considéré comme un hindou, je suis nouveau avec ce gouvernement anglicisé considéré comme un étranger, et on me mettrait tous les bâtons dans les roues parce que les dirigeants de l'Inde sont absolument opposés à la civilisation traditionnelle. Et comme me le disait Nehru lui-même, vous vous intéressez à tout ce que nous voulons détruire. Ce n'est pas une position confortable, donc il vaut mieux vivre de ce que l'on a acquis dans un endroit où on peut le vivre tranquillement, développer sa réflexion, sa pensée et ne pas se mêler à ces conflits dans lesquels on ne peut jouer à aucun rôle.
Brigitte DELANNOY : Et vous avez choisi un pays d'Europe qui est l'Italie qui vous semble le plus proche de ce que vous avez vécu en Inde.
Alain DANIÉLOU : C’est le seul pays qui soit resté assez païen. C’est au fond un pays où le christianisme reste très superficiel.
Brigitte DELANNOY : Pourtant, c’est le pays du Pape.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais le Pape justement, c’est une figure un peu de comédie. Les Italiens ne prennent pas cela au sérieux. Les Italiens n'ont pas de problèmes moraux, pas de problèmes religieux. Le Pape, c'est là oui, comme il y a le Président de la République et puis, il y a les stars de cinéma. C'est un pays où les gens restent très proches de certaines conceptions anciennes de la vie et ils ont très peu changé. Ils subissent les autorités, les gouvernements, mais restent au fond très proche du monde antique.
Brigitte Delannoy : Donc, c'est le passé qui vous intéresse le plus ? Vous avez beaucoup parlé du passé ?
Alain DANIÉLOU : Mais non, je ne crois pas. Je crois que nous vivons dans un mauvais présent et que peut-être ce que nous appelons le passé, c’est ce que nous pouvons espérer pour l’avenir. Je ne crois pas que c'est par une raison parce qu'à une époque, on a perdu toutes sortes de notions d’équilibre, toutes sortes de conception fondamentale que ceci représente une évolution irréversible. Il y a des bonnes époques de civilisation. Il y a des mauvaises époques. Pour moi, je crois que nous sommes dans une assez mauvaise époque et si on veut voir ce que pourrait être l'avenir, il faut un petit peu regarder ceux qui ont été les plus beaux moments du passé.
Brigitte Delannoy : C’est donc sur cette vision bien propre, Alain Daniélou, que se terminent ces entretiens qu’il nous a accordés. Avant de terminer, je voudrais vous signaler la réédition de l'histoire de l'Inde chez Fayard, l’autobiographie d'Alain Daniélou « Le Chemin du Labyrinthe », ce sont ses mémoires parus aux éditions Laffont en 1981 et puis « Les Quatre Sens de la Vie », « Les Traditions Musicales de l'Inde du Nord » et « le Polythéisme Hindou ». Ce sont plusieurs livres publiés par les éditions Buchet-Chastel. Vous pourrez retrouver également Alain Daniélou dans son dernier ouvrage « Le Bétail des Dieux et autres Contes Gangétiques » toujours aux éditions Buchet-Chastel.
Mais cette journée indienne n'est pas terminée. Elle reprendra à partir de 20 heures avec un concert de musique carnatique avec la participation de Subramaniam et ce concert sera présenté par Jacques Dupont.
Présentatrice : En ce troisième rendez-vous avec Alain Daniélou et avec l'Inde, nous étions guidés par Brigitte Delannoy.
Alain DANIÉLOU : Qu’on s'efforce de comprendre.
Brigitte DELANNOY : Oui, parce qu'on a peur de la mort, alors peut-être qu'on s'accroche à cette part d'éternité.
Alain DANIÉLOU : Je crois qu'on a beaucoup moins peur de la mort chez les hindous que chez les occidentaux, en fait.
Brigitte DELANNOY : Justement pour cela.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Brigitte DELANNOY : Parce qu'on arrive à retrouver une part d'éternité.
Alain DANIÉLOU : Oui et qu’on sait qu’on fait partie d’un ordre de choses qui préexistait et existera toujours, et où l'individu est certainement moins important. On est moins concentré sur sa petite personne et ses problèmes que ne le sont les occidentaux.
Brigitte DELANNOY : Dans votre histoire de l'Inde, on sent bien que vous exaltez toutes les grandes périodes de l'hindouisme et qu'au contraire, vous dénoncez la colonisation mais pour des raisons qui ne sont pas toujours celles qu'on pourrait imaginer, c’est-à-dire que pour vous, dès qu'il y ait un colonisateur, il veut imposer une idéologie quelle qu'elle soit, qu'elle soit religieuse ou politique, et à ce moment-là, il y a de nouveau déséquilibre et désordre dans la société alors qu'au contraire, entre le IXème et XXIIème siècle, je crois, pour vous, il y a là un âge d'or de la société hindou puisque c'est au Moyen-âge où l'hindouisme a pu s'épanouir.
Alain DANIÉLOU : Oui, c'est le moment où on a redécouvert l’ancien shivaïsme avec tout ce qu'il apportait de connaissances extraordinaires. Et ce qui est complètement stupéfiant d'ailleurs pour des hindous, c'est cette volonté aussi bien des musulmans que des chrétiens de vouloir imposer leurs croyances à d'autres gens. Si les gens ont envie de se faire musulmans ou chrétiens, personne ne les en empêche, mais pourquoi persécuter des gens dans leur façon de vivre ou de croire ? Cela paraît une chose absolument monstrueuse à des hindous qui, au contraire, ils vous disent tout de suite « mais si vous êtes né dans un monde chrétien, pourquoi vous n'êtes pas chrétien ? Avez-vous une raison quelconque de préférer autre chose ? » Et si vous préférez autre chose, alors ça va, mais il n'y a pas de… On n'impose jamais une façon de penser à un ensemble de gens, ceci paraît une chose monstrueuse et cela l’est en fait.
Brigitte DELANNOY : Mais s'il y a eu autant d'envahisseurs et de colonisateurs, ce n'est peut-être pas un hasard. C'était peut-être parce que cette société hindoue n'était pas assez forte pour résister.
Alain DANIÉLOU : C'est surtout parce qu'elle était terriblement prospère parce que l’Inde était le pays fabuleux par justement son artisanat, sa richesse. C'est l'Inde qui fournissait en tissus somptueux des bijoux et en pierres précieuses et en épices, les Phéniciens et puis les Grecs et puis les Romains. Les Romains ont dû faire des lois pour empêcher les importations de l'Inde parce que tout l’or de Rome passait dans l’Inde. C'était un pays prodigieux de richesse. C'est aussi une société qui fonctionnait extrêmement au point de vue économique.
Brigitte DELANNOY : Et tout a été détruit, à votre avis, par les musulmans dans un premier temps ?
Alain DANIÉLOU : Les musulmans d'ailleurs, vous savez, il y avait différentes sortes de musulmans. Il y a eu des Arabes qui n'étaient pas très graves, mais il y a eu des Turcs et des Mongols qui étaient islamisés, qui étaient des gens féroces et qui tuaient tout le monde. Ils démolissaient tout. La ville de Delhi a été complètement dépeuplée. On a tué tous les gens, les hommes, les femmes, les enfants, les chiens, les chats. On n’en laissait pas un être vivant plusieurs fois.
Brigitte DELANNOY : Oui alors quelles ont été les influences de l'islam et des cultures musulmanes sur l'Inde ?
Alain DANIÉLOU : Les hindous, naturellement comme tous, se sont intéressés à cette religion, à ces façons de penser et il y a eu une certaine influence. D'abord, l’influence des soufis sur ce qu'on a appelé la bhakti, la dévotion plutôt que le ritualisme s'orientait vers une espèce de théories de l'extase dans lesquelles les soufis persans étaient très développés et on sait certainement influencer les hindous. Et puis alors, au point de vue social et comme moyen de lutter contre l'Islam, il y a eu cette religion sikhe qui a été une sorte d’islam hindou en prenant toutes sortes d'idées islamiques, un peu comme plus tard, presque tous les gens qui gouvernent l’Inde aujourd'hui sont des faux chrétiens. Ils vivent d’une espèce de christianisme ou de socialo-christianisme hindouisé vaguement et il y a toujours ces échanges parce que du côté hindou, on ne refuse pas d'envisager les façons de penser des autres. On cherche toujours à comprendre et voir si ce n'est pas aussi une façon d'arriver à la connaissance, à la sagesse. Il n'y a pas de rejet a priori.
Brigitte DELANNOY : Oui, la vie aussi est fondée sur des règles et en particulier sur quatre sens de l'existence dont vous parlez dans votre livre « Les Quatre Sens de la Vie ». Alors, il y a, je crois, le Dharma, Karma, Artha et Moksha. Alors, vous allez nous expliquer. Donc d'abord, Dharma, je crois que c’est la règle, la loi, la vertu.
Alain DANIÉLOU : Oui, en un sens, c’est-à-dire c'est la conformité à ce que l'on est. Il n'y a pas d'autres règles pour chacun de nous qui est d'essayer de comprendre ce qu'il est et de se conformer à cela. Et il y a un Dharma différent pour chaque espèce d'être ou chaque choix que l'on fait dans la vie. Une fois qu'on a fait certains choix, on doit suivre certaines règles pour arriver au maximum de cet état. Donc, il y aura aussi un Dharma pour les prêtres, il y en a un autre pour les guerriers, mais il y en a aussi un pour les prostitués, il y en a aussi un pour les voleurs. A partir du moment où vous choisissez un ordre de choses, vous devez entrer dans certaines règles qui sont la perfection de cet état. Cela, c’est le Dharma.
Ensuite, Karma, c'est le plaisir. Alors, c'est l'amour, c'est la jouissance sous toutes ses formes dans lesquelles chacun doit se réaliser le plus pleinement possible parce que le plaisir est une image de la béatitude. Le divin est un état de bonheur absolu et ce qui ressemble le plus ou à la joie, c'est l'extase de l’amour. Donc, on considère que l'érotisme est une voie qui nous rapproche de l'état divin.
Ensuite, il y a Artha. Alors cela, c'est la réussite sociale. Nous vivons dans une société, nous devons essayer d'accomplir le mieux possible notre rôle social. Cela comporte d'abord la création d'une famille, le mariage, les enfants, la réussite sociale, l'acquisition des biens matériels, la richesse, etc. Ce n'est pas du tout une mauvaise chose de gagner de l'argent, de devenir puissant et important. Au contraire, c'est une façon de se réaliser que chacun devrait essayer de faire de son mieux. Mais une fois qu'on a fait cela, on doit penser qu’après tout, cette vie est transitoire et qu’il faut se libérer de toutes ces attaches et arriver à ce qu'on appelle la libération et c'est cela le Moksha, le dernier but de la vie.
Brigitte DELANNOY : Donc, la vie est une lente initiation.
Alain DANIÉLOU : Oui, c'est une initiation à degrés successifs dans des ordres de choses différents pour se réaliser pleinement sur tous les plans.
Brigitte DELANNOY : On vient de définir tout le système hindou, finalement, toute cette cosmologie qui fait qu'il y a une correspondance absolument à tous les niveaux de la vie même de ce monde hindou. Mais ce système a été fréquemment bouleversé par les invasions et c’est là que vous montrez bien qu'il y a à chaque fois rupture, sans qu'il y ait rupture pour autant car la société traditionnelle se maintient en fond à l'ensemble de l'histoire évolutive, mais il y a rupture avec les Arabes, puis les Mongols, puis ensuite les Européens qui arrivent au XVIIIème siècle en Inde, les Portugais, les Anglais, les Français. Il y a eu même la guerre entre les Français et les Anglais sur le territoire indien. Et là, il y a à ce moment-là à partir de là un désordre qui s'établit en Inde et qui ne va plus se terminer finalement.
Alain DANIÉLOU : Et je crois que l’Inde, encore, se défend peut-être un peu mieux que ne l'ont fait d'autres civilisations, mais évidemment, cela crée sur certains plans de grands problèmes. Et il est certain que l'Inde, depuis les invasions islamiques et occidentales, est passée du premier rang de la richesse et de la prospérité à peu près au dernier. Alors, c'est tout de même une chose qui est assez attristante parce qu’ils avaient réussi à établir un système où les gens vivaient bien et heureux et en désorganisant ce système, on ne l'a pas remplacé par quelque chose qui puisse permettre à l’Inde de prospérer. Donc, les conséquences surtout au point de vue économique et social ont été très sérieuses.
Brigitte DELANNOY : Alors, la dernière grande colonisation qui pèse encore sur le présent de l'Inde, c'est celle des Britanniques qui a été très forte et très dure bien qu'elle soit restée indifférente à la véritable culture hindoue.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais alors, on pourrait dire que la dernière et ce n'est pas seulement pour l’Inde, c'est le colonialisme indigène qui prend la suite du colonialisme étranger. C'est quand ensuite, on passe le pouvoir à des gens de formation étrangère aux gens du pays qui ont été formés dans le pays colonialiste et qui prennent le pouvoir et qui sont encore plus pernicieux que n'étaient les colonisateurs
Brigitte DELANNOY : Mais c'est en cela que je dis d'ailleurs que la colonisation britannique pèse encore sur le sort de l'Inde, puisque c'est le produit de l’empire britannique, ce qui se passe aujourd’hui.
Alain DANIÉLOU : Absolument, oui. Et tous les dirigeants de l'Inde, tous les gens à qui on a donné le gouvernement de l’Inde au moment de sa division étaient tous des gens de formation entièrement anglo-saxonne et qui ne connaissaient absolument rien à l’Inde et ont voulu imposer à l’Inde des idées sociales assez démodées de l’Angleterre avec des résultats absolument effrayants.
Brigitte DELANNOY : Alors, il faudrait peut-être parler de ce qui s'est passé au XIXème siècle déjà lorsque l'Inde appartient totalement à l'empire britannique, que la reine Victoria devient reine de l'Inde aussi et que tous les princes disparaissent puisqu'ils sont intégrés à l'empire, ils deviennent les vassaux de la reine.
Alain DANIÉLOU : Cela ne s'est pas passé avec beaucoup de douceur parce qu'il y a eu ce qu’on a appelé le Mutiny, la grande révolte au milieu du XIXème siècle où les Anglais ont failli d'ailleurs se faire massacrer et à la suite de quoi, il y a eu des répressions épouvantables. Presque toutes les familles, les enfants des familles princières ont été mis à la bouche des canons et massacrés, ce qui fait qu’on a pu accepter comme prince régnant que des gens de formation et d'obédiences anglaises, ce qui évidemment a déjà causé de grands problèmes, mais cependant à ce moment-là, la reine Victoria avait fait une proclamation que les autorités britanniques n'interviendraient plus dans la religion ou la société hindoue. Ce qui fait qu'il y a eu une période malgré tout assez tranquille de ce point de vue-là. On a pu essayer de convertir de force les gens comme cela se faisait avant et il y a donc eu une période de relativement tranquille.
Brigitte DELANNOY : Oui, mais en revanche, il y a une récupération du phénomène hindouiste par les occidentaux qui se sont sentis brutalement attirés par tout ce qui se passait en Inde et en particulier, par la religion hindoue, que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre d'ailleurs, mais en particulier aux Etats-Unis puisqu’il y a la société théosophique qui a été formée en Californie sous l'autorité de Madame Blavatsky qui est à l'origine d'un vaste mouvement.
Alain DANIÉLOU : Il y a eu toute une série justement de mouvements qui se sont intéressés à la pensée indienne et à la tradition hindoue mais qui se sont très vite dévoyés, je dirais. Ils ont utilisé certaines données et les ont adaptées pour former des sectes nouvelles. Et en ce sens, ils ont été au lieu d'être une aide pour comprendre vraiment la pensée de l’Inde, ils sont devenus des obstacles. Cela a été le cas aussi de gens comme Aurobindo ou la mission de Râmakrishna qui étaient des gens qui faisaient une adaptation d'un soi-disant hindouisme à l’usage des occidentaux et qui étaient en somme plutôt maladroits parce que les occidentaux ne sont pas tout de même si bêtes, qu'il faille leur donner quelque chose de complètement déformé. Et je crois que l'évolution aurait été très différente aussi en Occident si au lieu d'avoir ses interprètes falsificateurs, on avait vraiment trouvé des gens qui pouvaient expliquer la véritable pensée de l'Inde et sa cosmologie, ses rites, sa réalité.
Brigitte DELANNOY : Alors, c'est de cette époque que date la fausse vision qu'ont les occidentaux de l'Inde.
Alain DANIÉLOU : Oui, certainement et qui aboutit alors à ces espèces d’Ashram qui sont des choses qui n'ont rien à voir avec le véritable hindouisme et fait que les gens, au lieu d'arriver à quelque chose de réel, sont immédiatement attirés dans des pièges où ils se perdent et qui ne les mène à rien. C'est une chose, c'est vraiment très étrange.
Brigitte DELANNOY : Oui et c'est dans cette continuité que l'on peut comprendre l'action de Gandhi ou les activités de certaines sectes comme la secte Krishna par exemple. Il y a là un lien entre tout cela.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr. D'ailleurs, Gandhi lui-même était un anglo-saxon enfin en fait, de formation, de pensée
Brigitte DELANNOY : Oui, il avait fait ses études en Angleterre.
Alain DANIÉLOU : En Angleterre et ses maîtres, c’était Ruskin et Tolstoï et ils étaient arrivés pour faire de la politique dans l’Inde sans rien connaître au pays ni à sa société.
Brigitte DELANNOY : Alors, Gandhi a commencé sa carrière en Afrique du Sud lorsqu'il a commencé à revendiquer l'égalité avec les blancs en Afrique du Sud.
Alain DANIÉLOU : L'égalité pour les Indiens, pas pour les noirs. Il faut déjà un petit morse, et il a échoué. Ensuite, il est venu en Inde et il s'est joint à ce petit groupe qui avait été fondé par un anglais qui s'appelait le congrès national, qui était un groupe de réflexion dont le président était ensuite Annie Besant qui avait pris la succession de Madame Blavatsky à la société théosophique. Et puis, Gandhi a pris ce groupe comme tremplin et il en a rapidement éliminé la plupart des dirigeants pour prendre une place prépondérante dans un mouvement qui réclamait l'indépendance de l'Inde.
Brigitte DELANNOY : Oui, mais curieusement, vous dénoncez l'action de Gandhi. Je dis curieusement par rapport à la croissance occidentale parce que Gandhi a quand même essayé de moraliser un peu la vie des Indiens dans la mesure où il n'acceptait pas justement le système des castes et l’existence de parias.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais est-ce que c'était moralisé ou démoralisé ?
Brigitte DELANNOY : C'est la question, oui.
Alain DANIÉLOU : C'est la question, n’est-ce pas ? Il voulait d'après des idées anglo-occidentales, anglo-saxonnes, il voulait réformer la société indienne qui était construite sur d'autres bases. Il n'en voyait pas les avantages ni les vertus, et donc, il faisait purement œuvre de colonialistes anglais et cela convenait très bien aux Anglais qu'il se comporte de la sorte. Mais cela ne convenait pas du tout aux Indiens ni même aux gens des plus basses castes qui détestaient Gandhi. Ce qu'on n'imagine pas, c’est qu’il n'était pas du tout quelqu'un de populaire, sauf évidemment dans un pays où on remue facilement beaucoup de gens, on arrive toujours à constituer quelques masses de gens, surtout un espèce de curiosité, mais il était très craint et très honni par la majorité des hindous.
Brigitte DELANNOY : Mais cela ne correspondait pas à des mouvements préexistants justement à la civilisation aryenne ou plutôt en relation avec la civilisation munda ou dravidienne. Est-ce qu'on ne peut pas retrouver là des résurgences ?
Alain DANIÉLOU : Non parce que, je ne sais pas, les gens que je connaissais, mon batelier était anti-Gandhi et pourtant, c’est une très basse caste, et tous les lettrés et tous les princes et tous les ministres et les, soi-disant, intouchables étaient contre quand avec sa mentalité d'occidental, Monsieur Gandhi voulait que, il avait trouvé un de ses disciples qui étaient brahmanes. On a dit : « On va lui faire épouser le fils de la balayeuse » On se félicitait, les Anglais vous félicitaient. Tout le monde disait c'est merveilleux. Là-dessus, la balayeuse arrivait avec son balai et donnait un coup de balai à Gandhi en disant : « Vous pensez bien que ma fille ne va pas épouser un grand salaud de brahmane », et il se mariera dans sa caste où il y a des gens très bien.
Brigitte Delannoy : Oui, mais on peut dire que les Indiens étaient conditionnés par ce système des castes et parvenaient mal à accepter une évolution aussi, non ?
Alain DANIÉLOU : Non. Ce n'est pas du tout. Et on vit dans un monde où on a des habitudes, une société et pourquoi vouloir établir cette hiérarchie ? Dans des castes, les gens n'ont pas l'impression qu'il y a une hiérarchie. Ils sont très fiers d'appartenir à un certain groupe, exactement comme je ne sais pas, les protestants sont fiers d'être protestants, les catholiques sont fiers d’être catholiques, ils ne savent pas pourquoi, mais c'est comme cela. Et tout d’un coup, de vous dire que cela sera très bien d’épouser quelqu'un d'une autre religion ou d'une autre caste ou d'une autre espèce, les gens trouvent cela stupide parce qu'ils ne seront pas heureux, parce que cela ne marchera pas, parce que c'est contre nature pour eux.
Brigitte DELANNOY : La figure christique de Gandhi apparaît bien dans le film de Richard Attenborough, c'est incontestable. C’est une sorte de christ, mais moi, je trouve que dans le contexte indien, on pourrait plutôt le rapprocher de Bouddha finalement et son mouvement du bouddhisme. Donc, il y a déjà eu ce genre de réforme morale à une certaine époque en Inde, c’était au VIème siècle avant Jésus-Christ.
Alain DANIÉLOU : Oui, et peut-être, il y a en effet comme vous dites une certaine similarité parce que Bouddha appartenait à une petite caste princière qui était en fait de la haute bourgeoisie et c'est lui qui a créé une espèce de mouvement soi-disant égalitaire venant d'une bourgeoisie qui en tirait avantage mais ne le pratiquait pas. Et je crois que Gandhi, c'était la même chose. Lui est à la caste des marchands, il ne comprenait rien au peuple et au fond, n'avait pas d'intérêt particulier. Il était soutenu par toute l'industrie indienne et au contraire par les milliardaires indiens qui trouvaient ce que c'était une très bonne base.
C’est toujours du socialisme bourgeois vu d'en haut ou de capitalisme qui veut se donner des airs sociaux et qui, en fait, ne comprend pas les véritables sentiments ou les véritables besoins des groupes plus populaires. Et alors évidemment, pour les jeunes mundas, pour les gens des tribus, cela a commencé à être une chose absolument effroyable qui est finie, qu’ils sont maintenant presque exterminés puisqu’on leur tenait, ils avaient des territoires réservés, on a jugé que c'était une chose intolérable, qu'ils n'étaient pas des citoyens de seconde zone. A ce moment-là, en déclarant que tout le monde était pareil, on leur a pris leurs territoires qui ont été immédiatement envahis par des prêteurs, par…